Chlordécone : pour la justice, un « scandale sanitaire »... mais pas de coupable
Par Franck Lemarc
« Non-lieu définitif ». Le mot sonne comme un clap de fin. Un mois et demi après les réquisitions du parquet, qui avait demandé ce non-lieu, les juges ont mis fin à 17 années de procédure et douché les espoirs de toute une population de voir condamner des coupables d’une pollution qui a contaminé la quasi-totalité des habitants des deux îles.
Risques connus
Le chlordécone (1) est un pesticide qui a été massivement utilisé dans les plantations de bananes entre les années 1970 et 1993, en particulier pour lutter – très efficacement – contre le charançon du bananier. Il s’agit d’une substance très peu dégradable, dont la durée de vie dans le sol pourrait atteindre, selon les études les plus pessimistes, 650 ans.
Breveté dans les années 1950, le chlordécone a été commercialisé dès les années 1960, d’abord aux États-Unis. Les premiers scandales sanitaires sont apparus presque immédiatement, puisque dès les années 1960, une centaine d’ouvriers de la société productrice de ce pesticide, LSPC, ont été gravement intoxiqués, tandis que le fleuve dans lequel l’usine déversait ses effluents, la James River, en Virginie, était très fortement pollué. Au point que pendant 15 ans, toute pêche a été interdite dans la James River dans un périmètre de 160 km en aval de l’usine !
Les États-Unis ont interdit le chlordécone et détruit les stocks en 1975. Autant dire que la toxicité de ce produit, à la fois pour l’humain et pour la faune et la flore, ne faisait pas vraiment mystère.
Dérogations
Pourtant, au début des années 1980, le gouvernement français délivre une nouvelle autorisation de mise sur le marché (AMM) pour le chlordécone (sous la maque Curlone). Cette AMM sera finalement retirée en 1990. Mais le gouvernement explique alors qu’il reste possible d’utiliser le produit, pour écouler les stocks, jusqu’à deux ans après le retrait de l’autorisation. Et, sous la pression des producteurs de bananes, une année supplémentaire d’utilisation sera accordée en 1992. Ce n’est donc qu’en 1993 que le chlordécone a été officiellement interdit aux Antilles. Il l’a été, par la suite, à l’échelle mondiale, en 2009.
« Sur-incidence » du cancer
C’est lors des décennies suivantes que sont apparus les dégâts majeurs causés par ce pesticide. Dès les années 2010, il est apparu que les sols des deux îles sont massivement contaminés au chlordécone, sur 50 à 60 % de leur surface, non seulement autour des plantations mais bien au-delà, le produit s’étant disséminé, d’une part, par les eaux et, d’autre part, par le déplacement de terres pour les chantiers de travaux publics.
Selon les études les plus récentes, 92 % des Martiniquais et 97 % des Guadeloupéens présentent des traces de chlordécone dans l’organisme. Avec des conséquences multiples, qui ne font hélas que commencer : risques d’atteintes neurologiques, incidence sur la fertilité, risque « fortement accru », selon une étude de l’Inserm, de cancer de la prostate chez les hommes. L’Institut national de veille sanitaire a également pointé, en 2009, « une sur-incidence statistiquement significative » des cancers du sang dans les deux îles.
« Déni de justice »
Depuis près de 20 ans, associations et élus locaux de Martinique et de Guadeloupe mènent la bataille pour mettre en lumière les responsabilités dans cette catastrophe sanitaire. Dès 2006, des plaintes ont été déposées pour empoisonnement, mise en danger de la vie d’autrui, administration de substances nuisibles…
Mais le parquet, en novembre dernier, concluait déjà à la prescription de l’affaire, à l’impossibilité d’identifier des coupables, et plaidait le non-lieu. Aussitôt, Serge Letchimy, l’ancien maire de Fort-de-France et actuellement président du conseil exécutif de la Martinique, écrivait à Emmanuel Macron pour dénoncer « le déni de justice » que représenterait un non-lieu : « L'empoisonnement à la chlordécone dépasse le cadre d'une décision de justice, mais relève de l'espoir et des attentes de deux peuples blessés par l'inconsistance avec laquelle leur intégrité et leur dignité ont été bafouées depuis maintenant près de trente ans. » Serge Letchimy rappelait que la commission d’enquête parlementaire qu’il avait lui-même présidée, en 2019, lorsqu’il était député, avait conduit à mettre en lumière de lourdes responsabilités publiques et privées notamment au moment du renouvellement des dérogations. « Les populations, écrivait l’ancien maire au président de la République, ne sauraient se satisfaire de cette situation qui piétinerait la vérité, absoudrait les coupables et mépriserait les victimes. »
Las. Les juges ne l’ont pas entendu de cette oreille. Si l’on ne dispose pas encore de l’ordonnance de non-lieu – les avocats des plaignants, soit dit en passant, n’en ont même pas encore eu communication alors que la décision était déjà communiquée à l’AFP –, il ressort de ce qui a été communiqué à la presse que les deux juges ont, certes, reconnu « un scandale sanitaire, (…) une atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants ». Mais jugent impossible de « caractériser une infraction pénale ».
Voilà qui n’aidera pas à restaurer la confiance de la population des deux îles envers l’État français. Comment ne pas voir dans la méfiance vis-à-vis du vaccin contre le covid-19, mille fois plus importante en Martinique et en Guadeloupe qu’en métropole, une conséquence de la crise du chlordécone ? Jocelyn Sapotille, maire du Lamentin et président de l’association départementale des maires de Guadeloupe, décrivait à Maire info, en novembre dernier, une société « très lourdement fracturée » par la crise du vaccin. Nul doute que cette décision du tribunal de Paris n’ira pas dans le sens d’un apaisement de ces tensions.
(1) On trouve indifféremment ce mot au masculin et au féminin. En réalité, on parle du chlordécone, au masculin, pour désigner le pesticide, et de la chlordécone, au féminin, pour nommer la molécule qui entre dans sa composition.
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