Numérique : les maires, « pompiers » dans la lutte contre l'illectronisme
« Je regrette qu’on ne se soit pas réveillé plus tôt et qu’aujourd’hui on (soit) devant une situation très grave qui va, encore une fois, donner l’impression que certains territoires n’auront pas la chance d’être aussi rapidement en mesure de défendre leurs chances à un moment où l’on parle de plan de relance ».
Le discours de vérité de Raymond Vall, sénateur du Gers (Parti radical de gauche) et rapporteur de la mission d’information sénatoriale de lutte contre l’illectronisme et pour un numérique inclusif, en dit long sur l’état de la fracture numérique à l’heure du covid-19.
Au cours d’une table ronde, retransmise mardi par le Sénat, l’ancien maire de Fleurance (Gers) a esquissé, avec les représentants des associations d’élus, le rôle des collectivités territoriales dans l’identification des 14 à 16 % de Français considérés comme « illectronistes » ou en grande difficulté avec les outils numériques.
Un chiffre, qui s’il est impressionnant, serait encore minimisé, à en croire Patrick Molinoz, qui portait, mardi, ses casquettes de maire de Venarey-les-Laumes (Côte-d’Or) et vice-président de la région Bourgogne Franche-Comté. Selon lui, « la moitié de la population » serait, en réalité, « en situation d’éloignement du numérique ».
« Les mairies, points d’entrée des citoyens pour l’accès aux services publics locaux et nationaux »
Marquée par l’effacement momentané des services publics physiques, la crise sanitaire n’aurait fait que renforcer ces inégalités. Comment, dans ce contexte, identifier et accompagner cette population dans la réalisation de ses démarches administratives, dont la dématérialisation, effective à 100 % en 2022, s’est déjà « imposée » avec force pendant le confinement ?
Patrick Molinoz répond « proximité », incarnée, selon lui, par « le bloc communal », « plus légitime à parler directement aux citoyens ». « Les mairies sont les points d’entrée des citoyens pour l’accès aux services publics locaux et nationaux, les CCAS des lieux d’identification des fragilités d’une partie de la population ».
Cédric Szabo, directeur général de l’Association des maires ruraux de France (AMRF), abonde dans son sens : « Dans leur quotidien, les mairies et les secrétaires de mairie sont interpellés par des concitoyens » confrontés à ces difficultés. Ils « assurent un rôle de pompier pour permettre à des gens de rester raccrocher à des réalités matérielles, comme par exemple la perception d’une pension alimentaire », a-t-il témoigné.
Flirt avec les limites de la règlementation
L’exemple de la gestion de la crise sanitaire par La Poste en a été une illustration parmi d'autres (lire Maire info du 13 mai). « La Poste en ligne, ça ne marche pas comme ça », observe-t-il, déplorant que « le prescripteur ne se pose pas la question de savoir quelles seraient les conséquences d’une dématérialisation forcée en milieu rural ». « Beaucoup de secrétaires de mairie », pris en étau entre « le respect strict du règlement général sur la protection des données (RGPD) » et la volonté de « rendre service » à une personne dans une impasse administrative, « ont également créé des identités numériques, des mots de passe » à des administrés. Des maires, qui ont aussi été des « relais-copies » pendant le confinement, ont parfois été « obligés d’avancer le paiement d’amendes ou de forfaits téléphoniques d’administrés qui n’avaient pas de carte bleue ».
De manière générale, il faut « amener les gens à être autonome » mais « les gens qui pilotent le service public » doivent surtout « proposer systématiquement une solution alternative à la solution numérique au moins encore pendant quelques années », estime Patrick Molinoz. Le maire est favorable, par exemple, à l’idée « d’instituer un droit à la non-utilisation du numérique ». « Si on veut que demain la société s’empare totalement du numérique, il ne faut pas l’imposer systématiquement au début, sinon on crée des réactions contraires ».
Les « limites » du Pass numérique ?
Pour les éloignés du numérique qui exprimeraient, en revanche, la volonté de se former aux outils, des pass numériques, sorte de carnet de chèques qui donne accès à un accompagnement numérique dans des lieux de médiations numérique (Maisons France Service, MSAP…), sont bien déployés sous forme d’appels à projets par l’Etat depuis 2019. Mais il y a un « écart très fort entre l’identification du besoin et la manière dont il est traité. Comment le pass numérique se met-il en œuvre de manière concrète de façon à ce que les habitants en bénéficient dans des lieux accessibles : on ne s’occupe jamais du premier kilomètre autour du domicile de la personne », fait remarquer Cédric Szabo, rejoint sur ce point par Valérie Nouvel, vice-présidente du département de la Manche.
« Les systèmes d’appels à projets, Territoires d’actions pour un numérique inclusif (Tani), hubs France connectée, pass numériques, ont leurs limites : ils ont pour défaut commun de reposer sur un système d’appels à projets à labellisation qui, s’il était utile en phase d’amorçage, ne permet pas d’envisager aujourd’hui un début de généralisation de ces dispositifs sur l’ensemble du territoire », affirme-t-elle, suggérant que « la stratégie nationale pour l’inclusion numérique intègre le principe de différenciation territoriale, et donne une visibilité financière pluriannuelle aux engagements des départements ».
Une compétence « numérique » ?
La transmission au plus grand nombre de ce « nouveau langage universel » et « indispensable » qui « nous est imposé », nécessite-t-elle de conférer une compétence numérique à tel ou tel échelon de collectivités ? Raymond Vall a mis les pieds dans le plat : « Va-t-on jusqu’à légiférer pour déterminer qui va prendre cette compétence et avec quels moyens ? ». Pour Patrick Molinoz, il n’est pas souhaitable qu’un échelon de collectivités prenne le pas sur l’autre. « Que chaque niveau de collectivités ait envie d’agir, c’est important. Ce qui manque surtout, c’est les moyens (pour les communes et les intercommunalités) et l’articulation » entre les échelons de collectivités, regrette-t-il au nom de l’AMF. Dans sa vision, l'élu bourguignon octroierait à la région le rôle de « coordinateur ».
Et Valérie Nouvel de conclure : « En matière de gouvernance, il manque au niveau national un lieu de concertation rassemblant les services de l’Etat et les collectivités pour porter de manière transversale la stratégie nationale ».
Ludovic Galtier
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