Le système de financement des crèches tenu en partie responsable des dérives
Par Lucile Bonnin
Les crèches privées à but lucratif sont dans la tourmente. Après son livre sur les Ehpad du groupe Orpea, Les Fossoyeurs, le journaliste Victor Castanet publie Les Ogres, qui pointe de graves dysfonctionnements dans les crèches de grands groupes privés comme People & Baby, Les Petits Chaperons rouges, ou encore La Maison Bleue.
Le journaliste dénonce les failles de ce système lucratif à la fois dans les crèches en entreprise (dont le nombre a explosé depuis qu’en 2004, le gouvernement a accordé une forte réduction d’impôt à celles qui en installaient) et les crèches en délégation de service public.
Victor Castanet a tiré des leçons des maltraitances qu’il rapporte dans son livre et les a présentées lors d’une audition jeudi dernier devant la commission des affaires sociales du Sénat. De nombreuses questions ont été posées par les sénateurs sur la responsabilité de chacun, le mode de financement actuel semblant être l'un des nœuds du problème.
Un mode de financement « catastrophique »
« Les opérateurs de secteurs associatifs, municipaux ou privés se plaignent de cette fameuse Prestation de service unique (PSU), pensée depuis 2004, et dont les effets ont été amplifiés depuis la réforme 2014 », explique le journaliste devant les sénateurs.
Depuis 2014, date de la réforme la PSU, c’est un taux de facturation calculé sur un ratio « heures facturées / heures de présence effective » qui sert de base au versement de la PSU. Ce système de financement, « similaire au mode de financement de la T2A [tarifiction à l'activité] à l’hôpital », remarque le journaliste, est d’une « complexité inouïe » et « pousse les opérateurs à maximiser le taux d’occupation des crèches ».
Concrètement, « avant 2014, dans une crèche de 30 enfants, il y avait 30 enfants, désormais dans une crèche de 30 enfants, il y a 60 enfants. Le nombre a doublé. D’un point de vue de la dépense publique, on peut estimer que c’est une bonne chose puisque l’on a doublé le nombre d’enfants sans créer de places nouvelles. Mais les professionnels se retrouvent à gérer les arrivées et les départs en permanence, elles n’ont plus la possibilité de pouvoir suivre un groupe d’enfants stable ».
Le journaliste a aussi largement condamné « la dynamique du low cost instaurée par People & Baby, Les Petits Chaperons Rouges et La Maison Bleue », qui place l’optimisation des coûts en priorité au détriment des conditions de travail et de la qualité d’accueil dans les crèches.
Un débat autour de la responsabilité des maires
Là où certains sénateurs ont été plutôt surpris, voire agacés, c’est lorsque le journaliste a parlé de la « complicité de nombreuses villes, collectivités territoriales et ministères ».
« Vous voulez démontrer qu’il ne s’agit pas uniquement de la responsabilité de certains opérateurs obsédés par la rentabilité, mais qu’il y a aussi une responsabilité des pouvoirs publics. Nous sommes nombreux dans cette salle à avoir été maires de petites communes, qui ont créé et géré des crèches avec pour seule boussole le bien-être des enfants. Ne pensez-vous pas avoir été désobligeant envers ces maires qui se dépensent sans compter pour protéger notre bien le plus précieux, nos enfants ? », a interpellé Christine Bonfanti-Dossat, sénatrice du Lot-et-Garonne.
Mais le journaliste persiste et parle de « co-responsabilité » des maires : Selon lui, certains maires « on a fait le choix du moins cher et du moins disant. » Pour rappel, l’AMF estime que le coût d'un berceau se situe autour de 16 000 euros par an. Selon Victor Castanet, à Marseille cela va même jusqu’à 24 000 euros la place. Pourtant les crèches privées ont « cassé les prix ». « Les maires se sont retrouvés face à une offre à 7 000 euros et une autre deux fois moins chère, explique le journaliste, et très régulièrement – mais pas toujours – les maires ont fait le choix du moins cher ».
Le président de la Commission Philippe Mouiller s’est exprimé sur le sujet pour Public Sénat : « Pour moi, la question n’est pas celle du maire mais plutôt des outils, des procédures qui font que l’on peut avoir des dérives dans lesquelles se sont engagées les collectivités, parfois à bon escient au démarrage. Globalement les maires ont toujours une volonté de mettre en place des services publics de qualité, au plus près des besoins de la population, et en gérant au mieux les deniers publics. Parfois, les outils ne sont pas toujours adaptés pour permettre de trouver cet équilibre ».
Rappelons qu’il y a quelques semaines l’AMF a rappelé l'attachement des maires à la qualité de l'accueil et leur vigilance face aux dérives. David Lisnard, président de l’AMF avait alors déclaré : « Rien n’est pire que la maltraitance de personnes fragiles, que ce soit en Ehpad ou en crèche. Les cas qui peuvent exister doivent être identifiés, analysés, et les personnes sanctionnées. » L’AMF, a-t-il rappelé, a toujours été vigilante à ce que la pénurie de professionnels n’entraîne pas une baisse du niveau de qualification demandé
Philippe Laurent, maire de Sceaux et vice-président de l’association avait rappelé de son côté que « face à des difficultés budgétaires, certaines communes ont été amenées à procéder à des délégations de service public ». Les responsables de l'AMF ont insisté sur le fait que dans ce cas, les maires doivent être particulièrement attentifs à la qualité du cahier des charges,celui-ci pouvant, par exemple prévoir la possibilité pour la commune de conserver la maîtrise de l’attribution des places. Philippe Laurent a également rappelé que « l’immense majorité des crèches sont publiques, gérées en régie directe avec des agents publics, des normes extrêmement précises et contraignantes ». Le « souhait » des maires, c’est « de pouvoir faire vivre un service public de qualité », dans un contexte marqué à la fois par la hausse des prix (repas, énergie) et par la carence de personnel. « C’est un débat qu’il faudra continuer à avoir, notamment sur le plan du statut et de la rémunération des personnels » (lire Maire info du 19 septembre).
Des failles dans les instances de contrôle
Le journaliste, dans son ouvrage, dénonce aussi largement un système de contrôle défaillant. Comment est-ce possible de trouver des délégations de service public à des prix dérisoires (parfois 3 000 euros par place) alors qu’il existe des autorités de contrôle ?
En prenant l’exemple d’une crèche La Maison bleue, il raconte qu’un audit a permis de montrer que l’opérateur a « acté une baisse des prix dans les DSP et que à la suite de la reprise d’une DSP ils préconisent la diminution de 10 % de la masse salariale. C’est une politique assumée alors même que quand vous reprenez une crèche municipale vous ne pouvez pas baisser les effectifs. Il y a une défaillance des autorités de contrôle. »
Pour lui, « les autorités de contrôle n’ont pas fait leur travail ». C’est le cas notamment des inspecteurs de la Protection maternelle et infantile, ou PMI. Il regrette que la « PMI fonctionne en silo selon le département » et note aussi dans son enquête une « diminution des compétences des inspecteurs ». Rappelons que l'AMF, de son côté, plaide de longue date pour « un renforcement des moyens des PMI, références incontournables pour ce qui concerne la qualité de l’accueil ».
Les sénateurs se sont rangés du côté du journaliste sur cette question. Philippe Mouiller a appelé à « regarder de très près nos outils de contrôle ». Par ailleurs, Daniel Chasseing, sénateur de la Corrèze, trouve « étrange » que lorsque les communes mettent en place une crèche de service public, on leur demande « des critères particuliers pour embaucher une directrice de crèche et des auxiliaires de puéricultrice en fonction du nombre d’enfants à la crèche. Donc s’il y a eu des dérives dues à un décret de 2014. Il faut que la Cnaf et les PMI fassent un contrôle et que la ministre mette les pieds dans le plat. »
Une « mission d’information flash » sur ce sujet va être menée par la Commission des affaires sociales du Sénat.
« Silence assourdissant »
En préambule de son intervention, Victor Castanet a dénoncé le « silence assourdissant de l’exécutif ». Alors que les élus, les professionnels de la petite enfance et les syndicats se sont mobilisés rapidement pour réclamer une réforme de ce système, « du côté de l’exécutif et de la majorité présidentielle : rien, pas un mot », rapporte l’enquêteur. « Aucune enquête Igas ou IGF n’a été lancée », ajoute-t-il. Il a cependant indiqué que la Cour des comptes allait se saisir du sujet notamment sur les effets de bord de la PSU.
Le jour même de l’audition, la ministre déléguée chargée de la Famille et de la Petite enfance, Agnès Canayer, a pris la parole pour la première fois sur ce sujet en annonçant la publication prochaine d'un référentiel de la qualité de l'accueil des enfants de moins de trois ans.
L’AMF dénonce depuis plusieurs années les règles de la PSU qui sont défavorables aux gestionnaires et impactent la qualité de l’accueil dans la mesure où ce modèle de co-financement pousse les gestionnaires à une optimisation excessive des places et pèse sur le travail des professionnels. Elle plaide ainsi pour un retour de la tarification au forfait qui éviterait ces effets néfastes.
Rappelons qu’à partir de janvier 2025, les établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE) bénéficieront d’une nouvelle méthode de calcul de la PSU. Ces nouvelles modalités adoptées par le conseil d’administration de la Cnaf en juillet 2024 visent à supprimer les effets de seuils dans le financement accordé par les Caf (lire Maire info du 19 juillet). Si cette réforme était attendue depuis longtemps, reste à savoir si elle portera ses fruits dans ce contexte particulièrement inquiétant et qui nécessite une réponse urgemment.
Pour la 106e édition du Congrès des maires et des présidents d’intercommunalité de France, qui se tiendra les 19, 20 et 21 novembre 2024, au Pavillon 5 du parc des expositions de la Porte de Versailles à Paris, un forum intitulé « Les communes, autorités organisatrices de la petite enfance » aura lieu, à quelques mois de l'entrée en vigueur de cette nouvelle compétence. L'occasion de faire le point sur ce sujet de grande importance pour les maires et de présenter notamment les nouveaux outils de contrôle à leur disposition, créés par la loi du 18 décembre 2023.
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