Loi de finances spéciale : le Conseil d'État fixe les règles
Par Franck Lemarc
En Conseil des ministres, aujourd’hui, le gouvernement va dévoiler sa « loi spéciale », qui pourrait être débattue dès lundi prochain à l’Assemblée nationale.
Contexte
Depuis qu’il est devenu évident que le budget pour 2025 ne pourrait être adopté dans les temps, beaucoup de questions se posent sur le contenu de la loi de finances spéciale qui permettra, au 1er janvier prochain, aux institutions de pouvoir continuer à fonctionner avec un budget. Pour rappel, en l’absence de vote d’une loi de finances, l’article 45 de la Lolf (loi organique relative aux lois de finances) prévoit que le gouvernement dépose avant le 19 décembre « un projet de loi spéciale l'autorisant à continuer à percevoir les impôts existants jusqu'au vote de la loi de finances de l'année ». Une fois cette loi spéciale adoptée, « le gouvernement prend des décrets ouvrant les crédits applicables aux seuls services votés ». Ceux-ci, est-il précisé, « représentent le minimum de crédits que le gouvernement juge indispensable pour poursuivre l'exécution des services publics dans les conditions qui ont été approuvées l'année précédente par le Parlement. Ils ne peuvent excéder le montant des crédits ouverts par la dernière loi de finances de l'année. »
La Lolf ne donne pas d’autres précisions, et la situation actuelle étant sans précédent comparable, il n’existe pas de jurisprudence sur le sujet. L’une des questions qui se pose est, par exemple, la possibilité pour le Parlement d’amender ce projet de loi spéciale, par exemple pour y ajouter l’indexation des barèmes de l’impôt – faute de quoi, du fait de l’inflation, plusieurs millions de ménages vont voir leurs impôts mécaniquement augmenter.
Questions précises
Il était donc nécessaire de disposer de l’éclairage du Conseil d’État sur la façon dont il faut interpréter l’article 45 de la Lolf.
Le gouvernement a saisi à titre consultatif la haute juridiction administrative le 6 décembre, et celle-ci a rendu son avis lundi.
Le gouvernement a posé au Conseil d’État des questions précises. Premièrement, un gouvernement démissionnaire est-il compétent pour déposer un projet de loi spéciale ? La réponse à cette question est essentielle puisque, si la réponse est négative, cela contraint à la nomination d’un nouveau gouvernement avant le 19 décembre, date butoir pour le dépôt d’un tel projet de loi. Deuxièmement, quelle est la « portée de l’autorisation de continuer à percevoir les impôts existants » prévue par la Lolf ? En particulier, cette autorisation permet-elle à l’État de recourir aux emprunts ? Et permet-elle d’inclure dans la loi spéciale des dispositions fiscales nouvelles, comme l’indexation du barème de l’impôt sur le revenu ?
Compétence du gouvernement démissionnaire
Dans sa réponse, le Conseil d’État commence par constater que le vote d’une loi spéciale, dans la situation présente, est bien nécessaire « pour assurer la continuité de la vie nationale ».
Concernant la première question, sur la compétence du gouvernement démissionnaire à déposer une loi spéciale, la réponse ne faisait aucun doute, dans la mesure où le gouvernement avait déjà annoncé la présentation du projet de loi spéciale au Conseil des ministres d’aujourd’hui. Un gouvernement démissionnaire est chargé « d’expédier les affaires courantes », confirme le Conseil d’État, et le dépôt d’un tel texte relève bien des affaires courantes, en tant qu’il constitue « une mesure d’ordre financier nécessaire pour assurer la continuité de la vie nationale ». Le gouvernement de Michel Barnier peut donc présenter ce projet de loi et le déposer à l’Assemblée nationale, voire « en soutenir la discussion (…) si aucun gouvernement de plein exercice n’a été nommé » d’ici là.
Reste la question de la « portée » de ce texte. Pour le Conseil d’État, la loi spéciale doit fixer « l’ensemble des ressources, notamment fiscales, de l’État », et doit permettre, par ailleurs, « le respect des engagements européens de la France » et « le fonctionnement des collectivités territoriales ». Le Conseil d’État écrit clairement qu’il faudra, en particulier, fixer le montant de la dotation globale de fonctionnement (DGF) au niveau de l’année 2024.
Impossible de changer les barèmes de l’impôt
Concernant la possibilité d’ajouter des dispositions fiscales complémentaires, là encore la haute juridiction est claire – et c’est cette fois un non. La loi spéciale doit s’en tenir à autoriser la perception des « seuls impôts existants », et a exclusivement pour but « d’assurer la continuité de la vie nationale ». Autrement dit, toute mesure concernant des domaines qui ne menacent par la continuité de la vie nationale est proscrite. L’indexation du barème de l’impôt sur le revenu (« laquelle n’est au demeurant pas systématiquement opérée et a déjà fait l’objet de modulations par le passé » ), n’est pas une mesure indispensable à la continuité de la vie nationale et n’a donc pas sa place dans une telle loi. Elle constituerait « une modification affectant les règles de détermination des impôts existants » et excéderait la seule autorisation de continuer à percevoir ces impôts.
Même avis pour l’éventuelle prolongation des crédits d’impôts qui doivent s’éteindre au 31 décembre prochain : il ne sera pas possible de les prolonger dans la loi spéciale.
Possibilité de recourir à l’emprunt
Sur la question de savoir si la loi spéciale peut autoriser l’État à recourir à l’emprunt, le Conseil d’État donne son accord, mais sans enthousiasme. En effet, le recours à l’emprunt « ne saurait être assimilé à l’autorisation de percevoir des impôts ». Mais le problème est que sans emprunts, le gouvernement serait dans l’incapacité d’ouvrir les crédits nécessaires, dans la mesure où « les emprunts représentent une part significative du total des ressources annuelles de l’État ». Le Conseil d’État convient donc que le gouvernement peut inscrire dans la loi spéciale « des dispositions autorisant l’État à recourir à l’emprunt ».
Idem pour les organismes de Sécurité sociale, sur la possibilité qui pourrait leur être offerte, dans la loi spéciale, à « recourir à des ressources non permanentes », c’est-à-dire à emprunter. « Eu égard à leur équilibre financier actuel », sans possibilité de recours à l’emprunt, ces organismes « ne seraient pas en mesure d’assurer la continuité des paiements et remboursements des prestations sociales ». Ce qui serait « de nature à porter atteinte aux principes constitutionnels de protection de la santé et d’accès à des moyens convenables d’existence » et constituerait, à ce titre, « une atteinte à la continuité de la vie nationale ». Le Conseil d’État autorise donc le gouvernement à introduire dans la loi spéciale une disposition permettant aux organismes de Sécurité sociale de recourir à l’emprunt.
Il reste donc à attendre le Conseil des ministres pour connaître le contenu précis de ce texte, mais l’avis du Conseil d’État indique clairement qu’il n’y aura pas de surprise – en particulier pour les collectivités qui bénéficieront, dans les premiers mois de 2025, des mêmes versements de douzièmes de DGF qu’en 2024.
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