Maire-info
Le quotidien d’information des élus locaux

Édition du vendredi 31 mai 2024
Statut de l'élu

Retraites : une élue avocate confrontée à « l'absurdité bureaucratique »

Une adjointe au maire d'une commune des Alpes-Maritimes, avocate, rencontre depuis des années des difficultés invraisemblables pour faire valoir ses droits au cumul emploi-retraite, malgré des évolutions législatives qui auraient dû résoudre le problème. Un dossier qui pose une nouvelle fois la question du statut de l'élu.

Par Franck Lemarc

« Une véritable histoire de fous. »  C’est ainsi que Mme F., ajointe au maire dans une ville des Alpes-Maritimes, décrit ses années de démarches incessantes pour faire valoir ses droits en matière de cumul emploi-retraite, en vain jusqu’à maintenant. 

Cinq ans de blocage

Avocate de profession, l’élue a souhaité en 2019, à 62 ans, bénéficier du dispositif « cumul emploi retraite », qui permet de conserver une activité professionnelle à temps partiel tout en touchant une partie de sa pension de retraite : « Je voulais à la fois lever un peu le pied, pour me consacrer davantage à ma fonction d’élue, mais poursuivre mon activité d’avocate tout simplement parce que j’adore mon métier » , explique-t-elle à Maire info. Elle contacte la caisse de retraite des avocats (CNBF), qui lui explique que pour pouvoir bénéficier du dispositif, elle doit préalablement liquider tous ses autres régimes de retraite – lui précisant que toutes les autres caisses sont dans l’obligation d’accéder à sa demande. Tout se passe bien avec les différentes caisses auprès desquelles l’élue a cotisé, jusqu’à ce qu’elle contacte l’Ircantec, le régime obligatoire de retraite des élus locaux. Douche froide : l’Ircantec lui répond que pour pouvoir liquider, l’élue doit renoncer à son indemnité de fonction d’adjointe ou démissionner !

Sauf qu’entretemps, convaincue par la caisse des avocats qu’il n’y aurait pas de difficulté, l’élue a effectivement démarré son cumul-emploi retraite. Mais faute de liquidation du côté de l’Ircantec, la CNBF lui dit être dans l’impossibilité légale de lui verser sa pension. Non seulement la pension ne serait pas versée, mais toutes les cotisations qu’elle continuerait de verser à partir de là ne seraient plus génératrices de droit. 

La situation est kafkaïenne : d’un côté, la CNBF affirme que l’Ircantec n’a pas le droit de refuser la liquidation, mais que tant que la situation n’est pas réglée, elle ne versera pas la pension ; de l’autre, l’Ircantec tient bon sur le fait qu’elle ne liquidera pas tant que Mme F. touchera une indemnité de fonction en tant qu’élue. Or, celle-ci n’a aucune intention ni de renoncer à son indemnité – ce qui demanderait une délibération de son conseil municipal – ni encore moins de démissionner d’un mandat qui la passionne. 

Résultat : la situation est bloquée depuis cinq ans, et l’élue a perdu presque 80 000 euros de pension non versée pendant cette période.

Une situation légalement réglée en principe

Ce qui rend la situation encore plus absurde, c’est que cette question est censée avoir été réglée sur le plan législatif. Jusqu’à tout récemment, l’Ircantec était en effet dans son bon droit, respectant les prescriptions d’une instruction ministérielle datant de 1996 lui interdisant, en effet, toute liquidation tant qu’un élu touche une indemnité. Mme F. ayant saisi l’AMF sur ce sujet, le président de l’association, David Lisnard, avait écrit à la ministre des Collectivités territoriales d’alors pour dénoncer cette « absurdité administrative » : « L’Ircantec étant considérée comme une caisse de retraite classique » , écrivait le maire de Cannes, il est imposé aux élus de cesser d’y cotiser « pour pouvoir toucher leur pension de retraite professionnelle » .  Résultat, « des élus se voient soit privés du fruit de leur travail, soit contraints d’exercer leur mandat bénévolement ». 

Rappelons que cette situation se posait également pour les agriculteurs retraités, par ailleurs en fonction, qui jusqu’à récemment ne parvenaient pas à toucher leur complément de retraite professionnelle s’ils conservaient un mandat d’élu pendant leur retraite (lire Maire info du 1er mars 2022). À la suite, notamment, d’une action de l’AMF, la situation a fini par être résolue pour les agriculteurs, mais ne l’est apparemment toujours pas pour les retraités agricoles par ailleurs anciens élus et les avocats. 

Pourtant, elle devrait l’être : plusieurs lois successives ont en effet abordé cette question, dont la loi du 16 août 2022 sur la protection du pouvoir d’achat et la réforme des retraites de 2023 (loi du 14 avril 2023). Et c’est le gouvernement lui-même qui le dit, dans la réponse faite à une question posée par le sénateur Patrick Chaize sur ce sujet, en décembre 2022. La ministre chargée des Collectivités territoriales a répondu, le 14 septembre dernier, que de façon générale, « les élus ne sont pas obligés d'interrompre leur mandat au moment où ils liquident leur retraite et peuvent continuer à percevoir leurs indemnités de fonction et se voir servir une pension » . La ministre reconnaissait qu’une situation spécifique existait pour les élus avocats : « Leurs régimes de base et complémentaire ne prévoient que la possibilité de reprendre ou poursuivre une activité dans le cadre d'un cumul emploi-retraite intégral. Ainsi, lorsqu'un avocat élu local souhaitait demander la liquidation de sa retraite CNBF, ses droits ouverts à l'Ircantec au titre de son mandat faisaient obstacle à la liquidation de sa pension, sauf à renoncer au bénéfice de l'indemnité d'élu ou à démissionner de son mandat. » 

Mais « cette difficulté est résolue » , insiste la ministre : plusieurs dispositions de la loi du 14 avril 2023 (réforme des retraites) conduisent à ce que « un avocat actif qui exerce un mandat d'élu local et souhaite liquider sa pension au titre de son activité d'avocat tout en poursuivant son activité d'élu local peut bénéficier de cette pension et acquérir de nouveaux droits au titre du mandat, notamment Ircantec ». 

« Impasse totale » 

On ne saurait être plus clair – et la publication de cette réponse avait de quoi faire penser à notre élue maralpine que sa situation allait se régler. 

Mais non. Lorsqu’elle envoie la réponse ministérielle à l’Ircantec, celle-ci lui répond… qu’elle n’a « pas de directives »  : pour qu’elle change de pied, il faut au minimum une nouvelle instruction ministérielle, qui n’est pas parue à ce jour. La situation est donc toujours bloquée à ce jour, chaque partie (la CNBF et l’Ircantec) se renvoyant la balle et disant qu’elle ne peut rien faire. 

L’élue désespère. « Je suis dans une impasse totale, confrontée à un barrage bureaucratique absurde. Je ne comprends pas pourquoi la ministre (Catherine Vautrin) ne concrétise pas les réponses ministérielles faites au Sénat par une instruction, qui permettrait de tout débloquer. Je risque de perdre cinq années de pension, parce que je veux continuer d’exercer un mandat électif, auquel je refuse par principe de renoncer ! C’est inextricable. » 

« Comment accepter que les élus aient moins de droit que les autres citoyens ? » , demande, amère, l’avocate. Une conclusion qui rejoint celle exprimée par David Lisnard dans son courrier de 2021, qui demandait que l’Ircantec ne soit, définitivement, plus considérée comme une caisse comme les autres dès lors qu’elle agit comme caisse de retraite des élus. « L’activité d’élu, pour prenante et chronophage qu’elle soit, n’est pas une activité professionnelle et ne peut donc être considérée comme telle. » 

En début d’année, lors de l’examen de la proposition de loi sénatoriale portant création d'un statut de l'élu local, l’AMF avait déposé un amendement pour résoudre définitivement cette difficulté mais il n’a pas été retenu. Selon le ministère chargé des Collectivités, saisi par l’AMF, la direction de la Sécurité sociale travaille à la résolution du problème mais la réponse tarde à venir.

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