Le service public de la petite enfance a été rejeté par les députés
Par Franck Lemarc
C’est une nouvelle illustration de la difficulté, pour le gouvernement, à prendre des décisions alors qu’il n’a pas de majorité absolue à l’Assemblée nationale : le dispositif important du Service public de la petite enfance (SPPE), avec à la clé de nouvelles compétences pour les communes, a été purement et simplement éjecté du projet de loi Plein emploi hier soir, après l’adoption à une très courte majorité de plusieurs amendements de suppression venant de la gauche comme de la droite.
« Impasse sur les moyens »
Rappelons que le gouvernement avait choisi de faire figurer dans un texte consacré à l’emploi un dispositif de refonte de la gouvernance de la petite enfance, arguant – ce qui est défendable – que le problème de la garde des enfants est « un frein majeur » au retour vers l’emploi d’un certain nombre de femmes.
Le dispositif choisi – que Maire info a eu l’occasion de décrire en détail, notamment dans son édition du 25 mai dernier – consiste à confier aux communes le pilotage d’un nouveau service public de la petite enfance. L’article 10 du texte confie donc un certain nombre de compétences nouvelles aux communes, éventuellement transférables aux EPCI : le recensement des besoins des parents d'enfants de moins de 3 ans en matière de services aux familles ; l’information et l’accompagnement des familles ; la planification, en fonction de ce recensement, du développement des modes d’accueil ; et le soutien à la qualité des modes d’accueil.
On s’attendait à ce que cet article soit largement amendé en séance publique, hier – pas moins de 173 amendements avaient été déposés sur cet article. Mais les choses en sont allées autrement. Plusieurs députés (PS, LFI, PCF, LR) ont d’abord pris la parole pour dénoncer le dispositif lui-même. « Dans ce texte, a plaidé le député LFI William Martinet, vous confiez à la commune le rôle d’autorité organisatrice sans lui donner ni compétences ni moyens. (…) Que se passera-t-il en réalité ? La commune recensera la pénurie, informera de la pénurie, planifiera la pénurie, et elle ne pourra hélas pas aider grand-monde. »
À droite, même tonalité pour le Républicain Thibault Bazin : « L’article 10 fait l’impasse sur les moyens » , a déclaré le député de la Meurthe-et-Moselle, qui a estimé « dommageable » que ce dispositif ne fasse pas l’objet « d’un projet de loi consacré à la politique familiale, selon une approche globale ».
Le socialiste Jérôme Guedj n’a pas nié « la nécessité d’un service public de la petite enfance ». Mais l’angle choisi par le gouvernement « est si parcellaire que les béances apparaissent bien davantage que les mesures prévues, si positives soient-elles ».
La ministre des Solidarités et de la Famille, Aurore Bergé, a tout de suite répondu sur la question des moyens : « Nous ne faisons pas de vœux pieux. La convention d’objectifs et de gestion (COG) signée entre la Cnaf et l’État l’écrit noir sur blanc : 6 milliards d’euros seront déployés entre 2023 et 2027 afin d’aider les communes (…) à construire de nouvelles places, en matière d’investissement et de fonctionnement, mais aussi à rénover et à accompagner les places existantes ». La ministre a parlé d’un soutien, pour la création de place, pouvant aller jusqu’à « 80 % en investissement et 70 % en fonctionnement ».
Débats sur la concertation
Plusieurs amendements de suppression de l’article 10 ont été déposés par les différents groupes d’opposition. Philippe Juvin, pour les LR, a défendu le sien en se montrant particulièrement critique sur le dispositif : « On nous dit qu’on va créer un SPPE et que c’est la preuve qu’on fait confiance aux communes. On leur fait tellement confiance que la commune devra soumettre son schéma – on n’a que ça à faire quand on est élu –, schéma qui devra complaire à un schéma départemental, et celui-ci devra complaire à un arrêté ministériel ! On a un niveau de décentralisation très contrôlé… ».
Aurore Bergé, au nom du gouvernement, a tenté de défendre l’article 10, enjoignant les députés à ne pas voter sa suppression. « Je veux vous rassurer. D’abord sur les moyens : les 6 milliards d’euros sont votés par la Cnaf, garantis et budgétés. » Elle a brandi une menace très claire – qui a choqué bon nombre de députés : « Si l’article 10 venait à être supprimé, cela conduirait à une sous-consommation de ce budget et que les 6 milliards d’euros ne pourraient plus être garantis ».
La ministre s’est également défendue de n’avoir pas écouté les associations d’élus, comme l’ont affirmé plusieurs députés. Les deux camps ont d'ailleurs cherché à se prévaloir du soutien de l'AMF.
Les amendements de suppression ont été mis au vote. Malgré l’arrivée de députés de la majorité en courant – au sens littéral du terme – quelques secondes avant le vote, les amendements de suppression ont été adoptés d’une très courte majorité, 130 voix contre 127. L’article 10 disparaît donc pour l’instant du texte.
« Stupéfaction »
Dans les heures qui ont suivi, de nombreuses réactions ont été exprimées sur X (twitter) ou par communiqué, émanant notamment des professionnels de la petite enfance, « choqués » ou « déçus » de ce coup de théâtre. La Fédération française des entreprises de crèches se dit « stupéfaite » . L’Association des collectifs enfants parents professionnels parle de « regrets » face à « la fin de l’ambition d’un service public de la petite enfance ». Pour l’Union nationale des associations familiales (Unaf), c’est « une déception ». « L’article 10 peut encore être rétabli. Mesdames et messieurs les députés, les familles comptent sur vous ! » .
Du côté des associations d’élus, l'AMF, dans un communiqué publié en fin de matinée, « prend acte » de la suppression du dispositif. Elle rappelle que ce projet avait « fait l'objet d'une large concertation depuis plusieurs mois, qui (avait) permis d'atténuer ses aspects les plus centralisateurs ». L'association demande que ce vote ne conduise pas à « l'abandon de toute ambition pour amélirer l'accueil des jeunes enfants ». Répondant implicitement à la menace d'Aurore Bergé, elle affirme que ce vote « ne doit pas remettre en cause les engagements financiers de la branche famille pris auprès des communes de France dans le cadre de la convention d’objectif et de gestion de la Cnaf pour la période 2023-2027 ». L'AMF demande enfin que le Parlement, le gouvernement et les autres acteurs se remettent autour de la table pour « évaluer toutes les modalités d’action possibles, outre la loi, permettant d’atteindre l’objectif partagé d’amélioration de l’accueil des jeunes enfants. Les résultats des travaux en cours du Comité de filière petite enfance en matière de résorption des difficultés de recrutement devront être intégrés à cette réflexion ».
L’AMRF (maires ruraux) a affirmé « son soutien à la création d’un SPPE » et « demande le rétablissement de l’article 10 » .
À titre personnel, plusieurs élus ont réagi, comme Élisabeth Laithier, ancienne adjointe au maire de Nancy et désormais présidente du Comité de filière petite enfance, qui s’est dite hier « profondément choquée » par le vote des députés. Sur le site spécialisé Les Pros de la petite enfance, Annick Bouquet, chargée de la petite enfance à Versailles, déclare : « Les différentes associations d'élus ont travaillé longuement et en concertation sur ce service public de la petite enfance. Je pensais que nous étions parvenus à un accord. D'où ma surprise face à ce vote incompréhensible. » Soraya Ouldji, également chargée de la petite enfance au conseil municipal de Strasbourg, twitte son « incompréhension et sa colère » devant la suppression du SPPE, « car les familles et les tout petits en ont besoin ! ».
Il reste à savoir si ces dispositions seront ou non rétablies en CMP (commission mixte paritaire) à la fin de la navette parlementaire, ce qui paraît plus qu'improbable. Ou si, comme l’ont réclamé plusieurs députés hier, le gouvernement s’attaquera à un projet de loi spécifiquement dédié à la petite enfance. Ce qui, quoi qu’il en soit, retardera la mise en place de ce nouveau service public de plusieurs mois, si ce n’est plus.
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