Martinique : le mouvement contre la vie chère se durcit
Par Lucile Bonnin
L’orage qui grondait a fini par éclater. La cherté de la vie dans les outre-mer, et en particulier en Martinique, s'accroît dangereusement depuis plusieurs années. Déjà en 2009, une grève générale avait été menée contre la vie chère en Martinique pendant près de 40 jours – mouvement contre la « pwofitasyon » (les profits excessifs) dirigé par le collectif LKP – jusqu’à la signature (le 14 mars 2009), d’un accord entre les commerçants, les élus locaux et l’État.
Des années plus tard, force est de constater que la situation économique en Martinique est de plus en plus difficile, notamment du fait de prix des denrées alimentaires beaucoup plus élevés qu'en métropole.
Dans un contexte social déjà perturbé – notamment par la crise du logement, le chômage, les difficultés d’accès à l’eau et la hausse de la criminalité (lire Maire info du 22 novembre 2022) – le ras-le-bol des habitants de l’île s’exprime désormais dans un mouvement de contestation depuis le 1er septembre dernier, notamment au travers d'opérations de blocage de supermarchés.
Écarts et hausses de prix
« Je suis obligée de me priver pour que mes enfants puissent manger », raconte Arlette lors d’une manifestation à Fort-de-France au micro de Martinique La 1ère. En Martinique, d'après une étude de l'Insee publiée 2022, les prix alimentaires étaient 40 % plus élevés que dans l'Hexagone.
Ces écarts de prix sur des produits de consommation courante sont impressionnants, comme on peut le constater sur un site internet faisant office d'observatoire des différences de prix entre Martinique et métropole. Par exemple, 40 capsules de café premier prix coûtent 3,96 euros en métropole contre 7,49 euros en Martinique soit une variation des prix de 89 %. Alors que pour 12 rouleaux de papier toilette on débourse 2,89 euros en moyenne en métropole, ces derniers coûtent 5,98 euros en Martinique. Les prix ont déjà sous l’effet de l’inflation ont flambé en France métropolitaine mais le phénomène est exacerbé en Martinique, rendant certains prix parfois presque absurdes. Le site montre par exemple un écart de 120 à 140 % sur les oeufs, de 110 % sur les yaourts, 80 % sur certaines pâtes...
« On a lancé des injonctions depuis le mois de juillet, le 1er juillet précisément, envers la grande distribution en leur demandant d'aligner leurs prix à la France hexagonale », a déclaré à l'AFP TV Rodrigue Petitot, dirigeant du Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéennes (RPPRAC). C’est donc sous l’impulsion du RPPRAC que les manifestations ont commencé le 8 septembre dernier, remettant au goût du jour la lutte contre la « pwofitasyon ».
Jeudi dernier, le préfet avait notamment invité les représentants du RPPRAC pour une table-ronde sur le sujet avec l’ensemble des acteurs de la grande distribution et les institutions. Les discussions ont tourné court puisque le préfet refusait de répondre à une demande des manifestants : retransmettre les échanges en direct sur les réseaux sociaux.
Violences urbaines
Depuis, le mouvement a pris un tournant plus dur. En marge de ces rassemblements pacifiques, des violences urbaines et des échauffourées ont eu lieu à Fort-de-France. Interrogé ce matin par France Inter, le maire de Fort-de-France, Didier Laguerre, constate qu’il y a « des barrages sur certaines voies de Fort-de-France avec des véhicules incendiés » regrettant également que 17 commerces aient été « attaqués, vandalisés, pillés » dans la nuit de mardi à mercredi dans le quartier de Sainte-Thérèse. « Toute la Martinique est touchée par ces violences, pas dans les mêmes proportions que ce qui se passe à Fort-de-France, mais on a vu des barrages, des barricades enflammées dans d'autres communes de la Martinique, notamment au Lamentin », a-t-il précisé ce matin. Mardi soir, six policiers ont été blessés par des tirs d'armes à feu.
Sur France info, Rosette Jean-Louis, présidente du conseil citoyen du quartier populaire Sainte-Thérèse indique que si « la cause est noble », « la méthode, ce que nous sommes en train de vivre là, discrédite le mouvement ».
Couvre-feu et temporisation
Hier soir, le préfet de la Martinique, Jean-Christophe Bouvier, a annoncé l'instauration d'un couvre-feu « de 21 h à 5 h du matin sur certains axes routiers et zones d’activité de Fort-de-France et du Lamentin » jusqu’à lundi prochain au moins.
Le maire de Fort-de-France, Didier Laguerre, interrogé par Martinique la 1ère, dénonce en évoquant ces violences une « prise en otage de la population, des populations qui paient déjà un lourd tribut à la vie chère et qui devront racheter un véhicule pour se déplacer, aller au travail ou emmener leurs enfants à l’école. Ma préoccupation est de trouver les moyens d’un dialogue constructif, pour sortir de cette impasse et cette situation de tension. » Sur Cnews, le maire indique qu’il « faut que l'État prenne des mesures pour encadrer les prix ».
Rappelons qu’il existe un dispositif de Bouclier qualité-prix (BQP) qui est en fait un accord de modération des prix, renouvelé le 4 juillet dernier, portant sur 134 produits de grande consommation parmi les plus consommés en Martinique dont le prix global du panier est fixé à 387 euros pour une année.
Dans Le Monde, Patrick Plantard, le président de l’Observatoire des prix, des marges et des revenus des Antilles-Guyane, explique que le BQP est « un dispositif qui fonctionne » mais qui n’est pas censé « faire baisser les prix en Martinique ». Selon lui, il faudrait « réduire le nombre d’intermédiaires dans la chaîne, mais personne n’a intérêt à ce que ça bouge… à part les consommateurs antillais. »
Premières pistes
Lors d’une réunion le 5 septembre dernière, l’État, les distributeurs et les collectivités se sont entendus sur le principe d'atteindre une baisse de 20 % du prix de 2 500 produits de première nécessité, « en s’appuyant notamment sur une meilleure répartition des frais d’approche », peut -on lire dans un communiqué de la préfecture.
Serge Letchimy, président du Conseil Exécutif de Martinique, a proposé le retrait de l’octroi de mer sur plusieurs milliers de produits vendus sur l’île. Cette mesure, si elle validée lors de la Plénière du 3 octobre prochain, serait mise en place à titre expérimental pour trois ans, précisant qu’elle représenterait « un effort fiscal de plus de 5,9 millions d’euros par an pour les collectivités (communes et Collectivité territoriale de Martinique) ».
Ressource essentielle pour le budget des communes, cette piste inquiète les élus locaux ultramarins. En effet, l’octroi de mer représente en moyenne près d’un tiers des ressources des communes. La Cour des Comptes préconise pourtant de supprimer complètement l'octroi de mer d'ici à 2027 (lire Maire info du 6 mars 2024). Frédéric Buval, sénateur de la Martinique, rappelle sur Public Sénat que diminuer cette taxe aurait donc un impact sur le fonctionnement des communes : « Et n’oublions pas que dans l’économie martiniquaise, les communes sont les premiers employeurs des entreprises ». Comme l’avaient réaffirmé les élus ultramarins lors du dernier Congrès des maires de France, il est envisageable de « toiletter l’octroi de mer » mais « l’État ne doit pas envisager ni de le capter ni de le supprimer » (lire Maire info du 21 novembre 2023). L'AMF et l'ACCDOM ont commandité une étude en cours de finalisation sur l'octroi de mer et la constitution des prix basée sur l'analyse concrète de prix de produits alimentaires du quotidien.
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