Logement social : des maires ulcérés par les accusations de la ministre Emmanuelle Wargon
C’est d’abord dans une tribune publiée dans le Journal du dimanche que s’est exprimée la ministre, pour estimer nécessaire de « réviser les obligations des collectivités territoriales dans le cadre de la loi SRU ». Deux jours plus tard, sur RTL, elle précisait sa pensée, en demandant que les préfets se substituent plus systématiquement aux maires lorsque ceux-ci sont « défaillants » : « Le maire ne veut pas construire de logements sociaux, c'est le préfet qui signera les permis de construire », a déclaré la ministre, citant nommément un certain nombre de communes. Emmanuelle Wargon a par ailleurs déclaré que des maires, dans la mesure où la loi SRU fixe des obligations jusqu’à 2025 seulement, « se disent : ‘’Oh, ça dure jusqu’en 2025, on va jouer la montre et puis après ça s’arrêtera’’ ».
Ce qui a particulièrement agacé de nombreux maires confrontés au problème, c’est que la ministre n’a évoqué que la mauvaise volonté comme unique raison de ne pas tenir les obligations de la loi SRU, laissant entendre que là où les objectifs ne sont pas atteints, c’est seulement parce que les maires « ne veulent pas ». S’il n’est pas contestable que le cas existe, et que certains maires – en nombre en réalité très restreint – refusent de jouer le jeu, pour la plupart ce sont bien d’autres difficultés qui les empêchent d’avancer : rareté du foncier, existence de zones inondables, problèmes financiers… autant de raisons que la ministre semble avoir délibérément choisi d’ignorer.
Les responsabilités de l’État
Dès le 9 décembre, le bureau de l’AMF s’est exprimé sur ces déclarations, jugeant les « attaques » de la ministre « inacceptables ». Estimant les propos d’Emmanuelle Wargon « injustes et démagogiques », l’association dénonce « le peu de considération portée à l’action des maires et des intercommunalités et la méconnaissance des efforts faits dans les territoires ».
L’AMF rappelle que c’est pourtant bien le gouvernement qui a fait le choix, en 2017, « de faire supporter le coût de la baisse des APL aux bailleurs sociaux », ce qui a réduit fortement leur capacité d’investissement et provoqué « la plus grave crise de la construction de ces dernières années ». « À cela s’ajoute le désengagement financier de l’État, rappelle l’AMF. Sur les aides à la pierre, sur la compensation de l’exonération de taxes foncières pour les logements sociaux, sur le budget de l’Anru financé quasi-exclusivement par Action Logement. » L’association, dans ces conditions, « n’accepte pas que l’État fasse la leçon » aux maires, qui « partagent l’objectif de développement d’une offre de logement social supplémentaire ».
Tenir compte des spécificités locales
Pour Jean-Pierre Bouquet, maire de Vitry-le-François (Marne) et co-président du groupe de travail Logement de l’AMF, interrogé par Maire info, ces déclarations « gendarmesques » de la ministre sont « révélatrices d’un état d’esprit général du gouvernement et d’un climat de défiance vis-à-vis des maires, dont la coercition n’est pas la méthode préférée ». Replaçant ce débat dans un contexte plus général, marqué par exemple par les récentes tentatives du gouvernement de permettre aux préfets de bloquer en amont les décisions des maires en matière de laïcité, Jean-Pierre Bouquet dénonce la « tentation de la verticalité dans l’exercice du pouvoir, avec un État qui cherche de plus en plus à se substituer aux maires ».
Sur la question spécifique du logement social, Jean-Pierre Bouquet ne remet nullement en cause les bienfaits de la loi SRU, qui « a permis d’obtenir des résultats incontestables ». Et il précise que « l’AMF ne défend évidemment pas le fait de ne pas respecter la loi de la République : là où il y a une volonté avérée de ne pas faire, il faut de la coercition ». Mais le maire de Vitry-le-François soutient que là où les objectifs ne sont pas atteints, c’est dans la majorité des cas « parce que c’est impossible ». Et en particulier parce que dans les zones les plus tendues, la rareté du foncier fait exploser les prix : « Évidemment, dans les secteurs où le mètre carré est à 40 ou 50 euros, c’est faisable. Mais il y a des territoires où le prix monte à 1 000, 2 000, voire 3 000 euros ! »
Pour l’élu, il ne serait donc pas absurde de « faire le bilan de la loi SRU et d’en tirer des enseignements », en la faisant évoluer pour tenir compte des spécificités de certains territoires : « Il faut conserver les objectifs de la loi, parce que la mixité sociale est indispensable, mais on peut repenser ces objectifs pour les rendre atteignables, en jouant sur la fameuse différenciation. Dans les territoires où vous n’avez plus un mètre carré disponible, il faut regarder les choses en face. Il faudrait peut-être commencer par prendre une photo objective de la situation, avant de stigmatiser les maires ? »
« Injonctions contradictoires »
Autre élu particulièrement choqué par les déclarations de la ministre, qu’il qualifie de « grotesques » : David Lisnard, maire de Cannes (Alpes-Maritimes), ville qui a été directement mise en cause par la ministre sur RTL. David Lisnard juge « insupportable cette volonté permanente de recentralisation, fondée sur l’idée que l’État ferait forcément mieux que les maires », et qui a été outré que la ministre ait jeté des noms « à la vindicte publique ». Pour le maire de Cannes, c’est en réalité l’inverse qui se passe dans le domaine du logement : « Les maires font bien mieux que l’État. Partout où les préfets se substituent aux maires sur le logement, ils obtiennent moins de résultats ! » Il juge d'autant plus injustes les déclarations d'Emmanuelle Wargon que sa ville « a le taux de logement sociaux le plus élevé de la côte d’Azur, et un taux de réalisation sur les 6 bilans cumulés de 104 % ».
David Lisnard reproche à la loi de « ne pas tenir compte des réalités historiques, démographiques, géographiques, des aléas climatiques ». Comment faire en effet pour tenir les objectifs dans une commune dont « 70 % du territoire est classée en zone risques majeurs » ? Dans une ville comme Cannes, qui a connu des inondations mortelles en 2015 – et trois autres épisodes d’inondations depuis – la question se pose de façon très concrète. Le maire de Cannes rappelle que malgré cela, avec aujourd’hui 17,33 % de logements sociaux, il est à « plus du double des objectifs d’évolution qui avaient été fixés par le préfet », et ce après une période de plusieurs années pendant laquelle, à la suite des inondations de 2015, tous les permis de construire ont été suspendus par le préfet. « On nous dit en même temps que nous devons construire et que nous ne pouvons pas construire. Je commence à en avoir assez de ces injonctions contradictoires ! ».
Autre sujet pointé par l’élu cannois : la loi SRU, telle qu’elle est aujourd’hui, « est contre-productive en matière de mixité sociale », parce qu’elle « assèche tellement le foncier qu’il devient impossible de faire du logement intermédiaire. Résultat, les classes moyennes n’ont plus accès au logement. » David Lisnard espère donc lui aussi une évolution de la loi qui permette « de tenir compte des réalités territoriales », qui permettrait par exemple davantage de faire « du logement social diffus », ce qui est évidemment « plus long et moins spectaculaire mais très pertinent en termes de mixité sociale ». Et le maire de Cannes conclut : « Mais ce que je voudrais surtout, c’est qu’on nous laisse vivre. Qu’on arrête de nous prendre de l’argent, et qu’on arrête de nous faire la morale. »
Franck Lemarc
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