Maire-info
Le quotidien d’information des élus locaux

Édition du mercredi 15 juin 2022
Laïcité

Burkini : ce qui s'est dit pendant l'audience devant le Conseil d'État 

L'audience consacrée au burkini dans les piscines de Grenoble s'est déroulée hier devant le Conseil d'État, et la difficile décision de la haute cour administrative est désormais en attente. Récit. 

Par Franck Lemarc

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© D.R.

D’un côté, la ville de Grenoble, l’association Alliance citoyenne et la Ligue des droits de l’homme. De l’autre, la préfecture de l’Isère, le ministère de l’Intérieur et la Ligue pour le droit international des femmes. L’audience qui s’est déroulée hier matin, devant le Conseil d’État, a une fois encore tourné autour des questions « d’adaptation »  du service public aux pratiques religieuses, avec deux visions radicalement différentes qui se sont affrontées, toutes les deux appuyées sur de réels points de droit.  

Rappel des faits

Le président a rappelé, dès le début de la séance la « difficulté »  de la question soulevée et le caractère « inédit »  de cette procédure, puisqu’il s’agit de trancher, pour la première fois, sur un « référé-laïcité », mis en place par la loi pour le respect des principes de la République. 

Rappelons les faits : le conseil municipal de Grenoble a adopté un règlement (lire Maire info du 18 mai) autorisant dans les piscines municipales diverses tenues jusque-là interdites, allant des seins nus jusqu’au « burkini », c’est-à-dire une combinaison entièrement couvrante de la tête aux chevilles, assortie d’une robe à manches longues allant jusqu’à mi-cuisse. Ce règlement des piscines de Grenoble précise que les tenues portées doivent obligatoirement être faites d’un tissu « adapté à la baignade »  et être « près du corps ». Mais – et c’est là le cœur du débat – des tenus « non ajustées près du corps »  sont tolérées si elles « ne dépassent pas la mi-cuisse », ce qui permet, précisément, le port du burkini. 

Cette délibération, suspendue par le préfet de l’Isère sur demande du ministère de l’Intérieur, a fait l’objet d’un référé-laïcité, ce qui signifie que le tribunal administratif, en 48 heures, a dû rendre un avis. Ce qui a été fait le 25 mai (lire Maire info du 31 mai). Le tribunal administratif a confirmé la suspension de la délibération, en s’appuyant sur le fait que le règlement interdit les tenues « non près du corps »  pour des raisons d’hygiène et de sécurité, sauf pour le burkini, ce qui constitue une dérogation à des règles de sécurité « pour permettre à certains usagers de s’affranchir de cette règle dans un but religieux ». Soit « une grave atteinte aux principes de neutralité du service public », selon le tribunal administratif, dont la décision a été aussitôt contestée par la mairie de Grenoble devant le Conseil d’État. 

Jurisprudence « Chalon » 

Le président de l’audience a rappelé hier que l’on était là dans un contexte tout différent de celui des « arrêtés anti-burkinis »  sur les plages en 2016, puisqu’ici « il ne s’agit pas d’interdire mais d’autoriser, dans le cadre d’un règlement intérieur et non dans celui de la police des plages ». Il a également rappelé, en introduction, la décision du Conseil d’État du 11 décembre 2021 sur les menus de substitution dans les cantines scolaires, rendue après que le maire de Chalon-sur-Saône eut interdit les menus de substitution dans les cantines de la ville. Le Conseil d’État avait alors jugé que les menus de substitution ne sauraient être rendus obligatoires dans les cantines scolaires, qui sont un service public facultatif (à la différence, par exemple, des cantines de prisons), et que les usagers n’ont aucun droit à exiger de tels menus. Mais que, par ailleurs, les gestionnaires de ces services publics ont le droit « d’adapter »  les menus : « Ni les principes de laïcité et de neutralité du service public, ni le principe d’égalité des usagers devant le service public, ne font, par eux-mêmes, obstacle à ce que (les) collectivités territoriales puissent proposer de tels repas »  de substitution, avait jugé le Conseil d’État. Pas d'obligation, pas d'interdition, donc.

C’est en partie sur ce jugement que se sont appuyés, hier, les défenseurs de la décision prise à Grenoble : puisque le Conseil d’État autorise les maires à « adapter »  le règlement d’un service public à certaines pratiques religieuses, pourquoi la décision du Conseil municipal serait-elle litigieuse ?, a argué l’avocat de la commune. Et, se référant à l’annulation des arrêtés anti-burkinis, il a posé la question : « On ne peut pas interdire, mais on n’aurait pas le droit d’autoriser ? » 

L’avocate de l’association Alliance citoyenne, association qui s’est battue bec et ongles pour permettre l’autorisation du burkini dans les piscines de Grenoble, allant jusqu’à organiser des actions coup de poing, a, elle, clairement revendiqué le caractère religieux de cette tenue : « Le burkini est porté par les mêmes femmes qui portent le hidjab dans la rue », et « rien n’interdit aux femmes de manifester leurs convictions religieuses dans l’espace public et les services publics ». L’avocate a mis le doigt sur ce qui est en fait le point central de ce débat : le principe de neutralité ne s’applique qu’aux agents du service public, et en aucun cas aux usagers du service public, demandant de quel droit on priverait les femmes musulmanes souhaitant porter le burkini « de l’accès aux services publics ». 

Quant au maire de Grenoble, Éric Piolle, présent à l’audience, il a défendu sa position en rappelant avoir « découvert », à son arrivée à la tête de la ville, que « les maillots couvrants étaient interdits »  à Grenoble depuis 2012, et que son intention avait uniquement été « de lever cette interdiction »  afin de mettre fin à une « discrimination »  et de permettre davantage « d'inclusion ». « Nous n’adaptons pas le règlement du service public, a plaidé le maire, nous permettons seulement à chacun d’y accéder dans la tenue qu’il veut. » 

Liberté religieuse et « prosélytisme » 

Les représentants de la préfecture et du ministère de l’Intérieur ont vivement contré ces arguments, les jugeant « spécieux ». Ils ont repris les arguments du tribunal administratif : « Il ne s’agit pas d’interdire le port de vêtements religieux dans l’espace public. La question est de savoir si l’on peut déroger à une règle de sécurité pour satisfaire des intérêts religieux ». « C’est là que se pose la question du principe de neutralité, a poursuivi la représentante du préfet de l’Isère. Tous les usagers doivent être traités de la même façon. Les adaptations sont possibles, certes, la jurisprudence Chalon-sur-Saône l’a montré. Mais aller à la piscine n’est pas du même ordre que manger à la cantine ! ». D’autant, a-t-elle poursuivi, que cette « adaptation »  du règlement s’est faite à la suite de « douze actions coup de poing de l’association Alliance citoyenne », c’est-à-dire sous la contrainte « de comportements violents et agressifs », ce qui est proscrit par la loi. 

La représentante du préfet a rappelé que le port du short ou du bermuda (non ajustés au corps) pour les hommes est interdit dans les piscines de Grenoble, pour des raisons de sécurité (le port de vêtements amples rend plus difficile le « remorquage »  des personnes par les maitres-nageurs sauveteurs en cas de noyade). Il y a donc bien « dérogation à une règle de sécurité »  pour des motifs religieux. 

Enfin, l’avocat de la Ligue pour le droit international des femmes a été le seul à mettre sur la table la question des droits des femmes. « Curieuse liberté que cette liberté conditionnelle qui oblige les femmes à se baigner habillées ou à être assignées à résidence », a-t-il tonné, estimant que la notion « d’ordre public »  comprend également celle « de la dignité de la personne humaine », notamment des femmes. Il a défendu l’idée que le caractère « très ostentatoire »  du burkini en faisait un instrument de « prosélytisme religieux », ce qui est « prohibé dans les services publics »  – arguant que le choix d’un menu sans porc dans une cantine n’a, au contraire, rien d’ostentatoire. Enfin, il a repris l’argument de la préfecture : « Le short de bain est interdit, et la robe du burkini est autorisée ? Comment justifier d’une telle discrimination ? ». 

La préfecture a, elle aussi, repris l’argument d’une forme de « prosélytisme » : « La mairie de Grenoble joue avec le feu. Deux jours après la décision du conseil municipal, deux jeunes filles se sont présentées dans un lycée de la ville en tenue religieuse. Elles ont été rappelées à l’ordre par la proviseure. Le lendemain, 12 autres lycéennes et lycéens ont fait de même, et le nom et l’adresse de la proviseure ont été publiés sur les réseaux sociaux. Voilà pourquoi cette affaire est grave ! ». 

Décision en attente

Le président de la cour, à la fin des débats, a annoncé qu’il rendrait sa décision « dans les plus brefs délais ». Elle sera importante car elle fera jurisprudence. L’avocat de la ville de Grenoble a d’ores et déjà indiqué, pendant l’audience, que si le Conseil d’État suivait les arguments du tribunal administratif, il suffirait donc à la ville de modifier le règlement des piscines et d’autoriser les shorts pour que « tout aille bien ». 

C’est finalement toute la question de la pratique religieuse « ostentatoire »  dans les services publics qui est posée ici. Il n’est pas sûr que le Conseil d’État se prononce sur cette question de fond qui, comme l’a relevé l’AMF dans cette affaire, relève, fondamentalement, du législateur, comme cela a été le cas avec la loi sur les signes religieux ostentatoires à l’école, en 2004.

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