Politique de protection de l'enfance : un « système à bout de souffle » dénoncé par une commission d'enquête à l'Assemblée nationale
Par Lucile Bonnin
Après 83 heures d’audition et pas moins de 126 personnes auditionnées, la commission d’enquête sur les manquements de la politique de protection de l’enfance de l’Assemblée nationale a présenté, hier, son rapport faisant état d’un « système à bout de souffle » et d’une « République qui a failli à protéger nos enfants ».
Isabelle Santiago (Parti socialiste), députée du Val-de-Marne et rapporteure de la commission d'enquête, a présenté hier à la presse cet imposant document de plus de 500 pages. Ce dernier a d’ailleurs été adopté à l’unanimité la semaine dernière – preuve que les constats établis sur les manquements et défaillances des politiques publiques de protection de l’enfance sont partagés par tous les groupes politiques.
Un « impensé » qui mène à des drames
« C’est un enjeu de santé publique » , a répété à plusieurs reprises la rapporteure, avec des « enfants cabossés » , selon les mots de Laure Miller (Renaisssance), présidente de cette commission d’enquête, par ce système qui connaît une crise profonde depuis des années.
Des situations aussi graves qu’invraisemblables ont été rapportées lors de cette enquête : des bébés transportés seuls dans des taxis, des adolescents pris dans des réseaux de prostitutions, des jeunes laissés seuls à l’hôtel, des enfants de 4 ans forcés de se laver dans des baignoires pour bébés dans des pouponnières surchargées, des jeunes majeurs handicapés laissés sans solutions… Ces « adversités que rencontrent les enfants » provoquent des problématiques de santé mentale et physique chez eux. En moyenne l’espérance de vie de ces enfants qui ont subi des événements traumatisants dans l'enfance est réduite de 20 ans.
Parmi les 92 recommandations du rapport on retrouve notamment l’ouverture dans chaque région de Centres d'appui à l'enfance, à l’instar de celui porté par la professeure Céline Greco à Paris. Les forfaits annuels par enfant sont compris entre 1 500 et 2 000 euros dans ces structures mais cet investissement est à mettre en perspective avec le coût de l’inaction : « ce sont en majorité les enfants de l’Ase qui occupent aujourd’hui les lits des hôpitaux pédopsychiatriques », explique la députée du Val-de-Marne.
Le système malmène aussi les nourrissons : « Le syndrome de l’hospitalisme qui nous renvoie à des images d’après-guerre est revenu » , constate Isabelle Santiago. « Ces bébés sont tristes, ils ne jouent plus, on ne les sort plus, ils ne pleurent plus pour solliciter l’attention, ils s’automutilent, se balancent dans leurs lits, les plus petits repartent même en service de néonatologie… », raconte-t-elle. L’occasion pour elle de rappeler, non sans indignation, que le décret national qui fixe le taux d’encadrement date de 1974 et qu’il n’a jamais été revisité. Ainsi, le taux d'encadrement, largement insuffisant, est fixé à une personne présente pour six enfants le jour et trente enfants de nuit.
Hébergement et intérim
En février de l’année dernière, Lily, une adolescente de 15 ans, s’était suicidée dans un hôtel où elle avait été placée par la Protection de l'enfance, près de Clermont-Ferrand. Quelques jours après le drame, un décret d’application très attendu de la loi du 7 février 2022, dite loi Taquet, a été publié, précisant les modalités du régime dérogatoire d’accueil des personnes mineures ou âgées de moins de 21 ans prises en charge au titre de l’ASE. Un décret que la rapporteure estime « flou » , laissant planer le doute sur les placements en hôtel des enfants protégés qui devaient être définitivement prohibés depuis 2024. Le nombre total de jeunes accueillis en hôtel représenterait 5 % des mineurs confiés à l’ASE, selon l’inspection générale des affaires sociales (IGAS).
L’aide sociale à l’enfance doit aussi faire face à une augmentation des besoins et à « un manque d'attractivité des métiers » . La rapporteure estime à 30 000 le nombre de postes manquants. Ainsi, « l’intérim s’est engouffré dans [ce] système à bout de souffle » . Les départements ont de plus en plus recourt à l’intérim avec les inconvénients que cela comprend : turnover incessant, personnel sans les diplômes requis, conditions d’accueil dégradées. « À travers l’intérim, le secteur privé lucratif s’est engouffré dans le domaine de la protection de l’enfance après avoir pénétré celui de l’accueil des personnes âgées et les crèches » , déplore Isabelle Santiago.
Au-delà de ces deux grands irritants, la rapporteure explique que plus globalement, la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance, la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant et la loi du 7 février 2022 qui complète le dispositif de la protection de l'enfance, « ne sont que très peu appliquées » à l’instar de l’obligation d'élaboration d'un projet pour l'enfant qui n’est appliqué que partiellement selon les départements.
Un État qui doit prendre ses responsabilités
Pour remédier à cette situation grave qui enfle depuis des années, « l’État doit prendre sa part » car c’est sa responsabilité qui est engagée selon les députés – et ce même si la protection de l’enfance est une compétence décentralisée dont le chef de file est le département.
Il faut « travailler sur deux jambes » , illustre la rapporteure : « Imposer des normes et reprendre activement le champ du métier du social » . Sur cette deuxième priorité, la commission d’enquête reprend les préconisations qui avaient été formulées en 2023 dans un livre blanc du Haut conseil du travail social notamment sur les rémunérations ou les formations. Concernant les « normes », c’est bel et bien à l’État de les fixer. Fustigeant une « politique qui navigue à vue », la rapporteure plaide pour qu’ « une commission nationale de réparation des enfants placés qui ont été maltraités durant des décennies » soit créée. De même, « sur le prochain budget, il faut marquer un vrai tournant. Le budget représente presque 10 milliards pour les départements et à peine 3 % de participation de l’État, il faut changer cette manière de voir les choses avec une loi de programmation enfance » et prévoir un fonds d’urgence pour les départements.
Dans un communiqué diffusé hier, Départements de France souligne que « cela fait des années déjà que les départements alertent sur les difficultés devant lesquelles ils sont placés pour protéger les enfants qui leur sont confiés » et qu'ils « sont prêts à faire mieux, à condition que l’effort soit collectif, et que l’État s’implique et assure des financements à la hauteur de ces enjeux de société ».
La veille de la présentation de ce rapport – ce qui ne relève certainement pas d’un hasard de calendrier – la ministre du Travail, de la Santé, des Solidarités et des Familles, Catherine Vautrin, a dévoilé dans les colonnes de Libération un plan d’action pour la protection de l’enfance. Sans dévoiler des mesures précises, elle a annoncé la mise en place d’une « stratégie en quatre volets avec les entreprises et les associations : le mentorat, l'accès aux stages, le soutien aux études et à la culture ». La rapporteure estime de son côté que ce sont de « premières pistes » mais que les moyens qui vont être alloués à ce plan sont encore à détailler. Catherine Vautrin a indiqué vouloir « prendre des décisions budgétaires concertées avec les départements ». « Nous allons nous réunir dès la fin avril pour en discuter » , a-t-elle annoncé.
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