Grèves dans la fonction publique : la France sévèrement épinglée par l'Europe sur la règle du « trentième indivisible »
Par Franck Lemarc
Dans la fonction publique de l’État, en France, un agent qui fait grève ne serait-ce qu’un quart d’heure se voit frappé d’une retenue d’une journée de salaire. Cette règle – qui n’est pas en vigueur dans la fonction publique territoriale ni dans l’hospitalière – avait été supprimée en 1982, avant d’être rétablie en 1987. Elle est combattue, depuis, notamment par la CGT, qui a la juge contraire au libre exercice du droit de grève et « punitive ». Ayant échoué à faire reconnaître ce caractère « punitif » par la justice française, la CGT s’est tournée, en 2017, vers le Conseil de l’Europe et son Comité européen des droits sociaux.
« Constitution sociale de l’Europe »
Le Conseil des droits sociaux est une instance qui a pour mission de veiller au respect, par les États membres, de la Charte sociale européenne, traité du Conseil de l’Europe « qui garantit les droits sociaux et économiques fondamentaux » dans les États membres. Cette Charte sociale est aux droits sociaux ce que la Convention européenne des droits de l’homme est aux droits civils. La Charte sociale, écrit le Conseil de l’Europe, « doit être considérée comme la Constitution sociale de l’Europe et représente une composante essentielle de l'architecture des droits de l’homme sur le continent ».
Le Conseil des droits sociaux a statué, à l’automne dernier, sur la réclamation posée par la CGT, et a rendu sa décision publique hier : à l’unanimité, les 13 membres du Conseil ont conclu que la règle du trentième indivisible « viole l’article 6§4 » de la Charte sociale européenne (article relatif au droit de grève). Explications.
Les arguments de l’État
La règle du trentième indivisible, défend l’État français depuis sa mise en place dans les années 1980, est uniquement une règle « comptable », sans aucune volonté de sanctionner les grévistes. Elle découle, explique l’État, d’un décret de 1962 concernant le paiement des personnels de l’État, qui dispose que « les traitements (…) alloués aux personnels de l’Etat et des établissements publics de l’Etat à caractère administratif (…) se liquident par mois et sont payables à terme échu. Chaque mois, quel que soit le nombre de jours dont il se compose, compte pour trente jours. Le douzième de l’allocation annuelle se divise, en conséquence, par trentième ; chaque trentième est indivisible. » Autrement dit, l’État ne peut pas payer l’équivalent, par exemple, d’une demi-journée de travail à un agent, puisque le montant correspondant à une journée de travail est « indivisible ».
Cette règle, explique encore l’État, n’est pas spécifique au droit de grève puisqu’elle s’applique en cas « d’absence de service fait », quelle qu’en soit la raison. Elle ne peut donc aucunement être regardée comme « une sanction disciplinaire » contre les grévistes ou une incitation à ne pas faire grève moins d’une journée. Mieux, le gouvernement (s’inspirant d’une décision du Conseil d’État) explique que cette règle peut même s’avérer « favorable » aux grévistes : « Pour un mois donné comptant effectivement trente jours, soit quatre semaines et deux jours ouvrés, le temps de travail effectif des agents correspond à 22 jours ouvrés. S’ils sont en grève pendant deux jours, la retenue effectuée devrait équivaloir, si elle était exactement proportionnelle à l’absence de service fait, à 2/22e du traitement. Mais en application de la règle du trentième indivisible, la retenue sera de 2/30e ».
« Restriction du droit de grève »
La CGT ne l’entend pas de cette oreille. Elle balaye l’argument « comptable » en mettant en avant que les autres versants de la fonction publique, à savoir les fonctions publique territoriale et hospitalière, ne sont plus soumis à la règle du 30e indivisible depuis 1987. Comme dans les entreprises privées, ces administrations ne retiennent sur le salaire des agents que la somme correspondant strictement au temps de service non effectué pour cause de grève. Le syndicat en tire la conclusion que « les motifs qui ont conduit l’État français à instaurer une retenue d’un trentième de traitement en cas de grève sont sans lien avec des contraintes de nature comptable ».
Pour la CGT, l’État lui-même admet à demi-mot que cette règle « a pour objectif de faire échec aux grèves inférieures à une journée dans la fonction publique ». C’est ce qu’a reconnu le Conseil constitutionnel pour justifier l’existence de cette règle : « Il appartient au législateur d’édicter les mesures qui lui paraissent à même, pour éviter le recours répété à des grèves de courte durée affectant anormalement le fonctionnement régulier des services publics, d’assurer une conciliation entre la défense des intérêts professionnels et la sauvegarde de l’intérêt général auquel la grève est de nature à porter atteinte. »
La CGT a donc défendu, devant le Comité européen des droits sociaux, que « la retenue d’un trentième a pour effet de porter atteinte au droit de grève des agents publics, car tout en étant disproportionnée au regard de la durée de la grève, elle ne peut qu’inciter les agents à ne pas cesser le travail pour ne pas être trop lourdement sanctionné financièrement ».
Et elle l’a, apparemment, convaincu. Dans son « appréciation », le Comité rappelle que « toute restriction au droit de grève » dans l’Union européenne doit « poursuivre un but légitime et être nécessaire dans une société démocratique ». Il juge que les arguments de l’État français, selon lequel le 30e indivisible « est une règle comptable neutre et non une mesure disciplinaire » ne sont « pas étayés par la législation ». En outre, « le fait générateur de la retenue (de salaire) est précisément la grève et non l’inexécution du service en tant que telle ».
Le Comité adopte une position de principe, qui est celle de l’Organisation internationale du travail : celle-ci a jugé, en 2003, que les retenues sur salaire, « lorsqu’elles sont supérieures au montant correspondant à la durée de la grève, ont un caractère de sanction ». Le Comité considère donc par principe que « les retenues opérées sur le salaire des grévistes doivent être proportionnelles à la durée de la grève ».
Le Comité considère en conséquence que cette règle constitue « une restriction du droit fondamental de grève » et qu’elle « revêt un caractère punitif qui n’est pas compatible avec l’exercice du droit de grève ». Il y a donc bien une « violation de l’article 6§4 de la Charte ».
Quelles conséquences ?
Reste à savoir ce que cette décision aura comme conséquence concrète en France. Le Comité européen des droits sociaux explique à la fois, sur son site internet, que ses décisions ne sont « pas exécutoires dans les ordres juridiques nationaux », mais qu’elles « doivent être respectées par les États concernés ».
La CGT, dans un communiqué publié hier, rappelle d’ailleurs que la Cour de cassation « vient récemment d’être épinglée par le Comité européen des droits sociaux » pour n’avoir pas respecté l’une de ses décisions. Le syndicat espère donc que le Conseil d’État va « modifier sa jurisprudence » pour tenir compte de l’avis de l’instance européenne.
La question des élus fonctionnaires de l’État
Rappelons enfin que cette règle du 30e indivisible, au-delà de la question des grèves, pose des problèmes aux élus membres de la fonction publique de l’État : un maire qui est, par ailleurs, enseignant, par exemple, s’il s’absente de son poste pendant trois heures pour aller à une réunion dans le cadre de l’exercice de son mandat, est lui aussi soumis à la règle du 30e indivisible. Il se verra donc prélever non pas trois heures, mais une journée entière sur son traitement. Ce qui crée une situation d’inégalité avec, par exemple, un élu membre de la fonction publique territoriale, qui lui se verra prélevé un montant correspondant strictement au temps d’absence.
L’AMF a plusieurs fois alerté la DAGFP sur ce sujet, et encore tout récemment.
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