Augmentation du budget militaire : le gouvernement commence déjà à cibler les collectivités locales
Par Franck Lemarc
Depuis mercredi dernier, c’est la valse des chiffres. Un plan européen de réarmement à 800 milliards d’euros évoqué par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen – « l’heure est au réarmement » , a-t-elle notamment déclaré –, annonce de plusieurs pays européens de passer leur budget militaire à 5 % de leur PIB… Pour ce qui concerne la France, aucune décision chiffrée n’a encore été annoncée, mais une forte hausse des dépenses militaires est bien à l’ordre du jour.
Entre 40 et 80 milliards d’euros à trouver
À quelle hauteur ? A minima, le chef de l’État a parlé de passer le budget de la Défense à 3,5 % du PIB, ce qui voudrait dire 91 milliards d’euros par an. En 2025, ce budget, hors pensions de retraites, est de 50,5 milliards d’euros. Il faudrait donc trouver une quarantaine de milliards d’euros. Voire bien plus : le 20 février, lorsqu’il avait réuni les chefs de parti à l’Élysée, le chef de l’État avait déclaré que les 5 % du PIB pouvaient être « une cible ». Pour mémoire, rappelons qu’avec un PIB à 2 600 milliards d’euros en 2024, un budget militaire à 5 % représenterait, cette fois, presque 130 milliards d’euros, soit 80 milliards d’euros à trouver.
Mais où ? En creusant le déficit ? En diminuant les autres budgets publics ? En recourant à un grand emprunt ? Voire en piochant dans les fonds européens ? Toutes ces hypothèses sont sur la table.
« Frégates » vs « pistes cyclables »
Pour ce qui est de creuser le déficit, les choses sont claires, du moins à l’échelle européenne : ce sera possible. La sacro-sainte « règle des 3 % » , qui interdit en théorie à un État de voir son déficit dépasser durablement les 3 % de son PIB, devrait être assouplie par l’activation de la « clause dérogatoire » au Pacte de stabilité et de croissance. Rappelons qu’en 2011, l’Union européenne a prévu que dans des circonstances exceptionnelles, la règle des 3 % pouvait être « suspendue » . Cette clause a été activée une fois, le 20 mars 2020, pour faire face aux dépenses exceptionnelles liées à l’épidémie de covid-19. Elle va l’être à nouveau, a annoncé Ursula von der Layen.
Mais dans la mesure où la France a déjà un déficit deux fois plus important que ce qu’autorisent normalement les règles du Pacte de stabilité et de croissance, il est clair que cela ne saurait suffire.
Certains regardent donc déjà dans quels autres budgets il serait possible de puiser pour trouver de l’argent. Maire info a déjà relaté comment l’ancien ministre de l’Économie, Antoine Armand, a proposé de « regarder du côté » du temps de travail « des enseignants et des agents des collectivités territoriales » (lire Maire info du 6 mars). Interrogé en fin de semaine sur France inter, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a plus direct : il a évoqué un « recentrage » des dépenses de l’État. Le ministre s’en est clairement pris aux dépenses de l’État consacrées aux collectivités territoriales, en expliquant qu’il préférait que l’État achète des « frégates » plutôt que de payer des « pistes cyclables » aux mairies. « Parfois, l’État se donne des missions qui ne sont pas les siennes. Quand on a fait un Plan vélo à plusieurs milliards d’euros pour aider les collectivités locales, alors que ce sont les missions des mairies que de s’occuper des pistes cyclables, on peut dire que l’État s’est décentré de son rôle principal. » Et d’enfoncer le clou : « Il n’y a pas de schéma dans lequel les mairies vont acheter des missiles ou des sous-marins nucléaires. » Il faut donc « recentrer » les dépenses de l’État sur ses « compétences historiques » , qui sont « la Défense nationale, la police et la justice ».
Si cette logique devait devenir celle du gouvernement et être poussée jusqu’au bout, sans s’accompagner d’un changement de cap à 180 degrés sur l’autonomie financière des collectivités locales, cela poserait un sérieux problème. Parce qu’il est tout de même compliqué de retirer aux collectivités toute possibilité de se financer elles-mêmes et d’expliquer, en même temps… qu’elles doivent se financer elles-mêmes. À partir du moment où les gouvernements successifs ont fait le choix, au fil des ans, de supprimer les uns après les autres les impôts locaux, de la taxe professionnelle à la taxe d’habitation en passant par les impôts économiques, on voit mal comment les collectivités pourraient assumer « leurs missions » , comme dit Sébastien Lecornu, sans que l’État y participe.
Quant à prétendre – avec un peu de mépris – que la France ne dispose pas de suffisamment de frégates, de chars et d’avions de chasse parce que l’État a trop donné pour les pistes cyclables, cela relève, a minima, d’une certaine mauvaise foi.
Fonds de cohésion
D’autres pistes sont envisagées. Par exemple, poursuivre la réforme des retraites et continuer de faire reculer l’âge de départ – Emmanuel Macron a eu l’occasion, ces dernières semaines, d’évoquer le cas du Danemark qui souhaite repousser l’âge légal de départ à 70 ans pour financer les dépenses militaires. Dans une tribune publiée en ligne le 5 mars, le président du Conseil d’orientation des retraites, Gilbert Cette, conclut sans ambages : « L’entrée progressive, plus ou moins explicite, dans une économie de guerre, rendra secondaires sinon dérisoires les débats actuels sur l’âge de l’ouverture des droits à 64 ans. La question deviendra plutôt, en ce domaine et parmi bien d’autres décisions à prendre, comment augmenter rapidement cet AOD au-delà des 64 ans décidés dans la loi de 2023. » Voilà qui a le mérite de la clarté, même si l’on peut penser que cette déclaration ne devrait pas contribuer à la sérénité des débats au sein du « conclave » sur les retraites lancé le 27 février dernier par le Premier ministre.
Autre piste que les collectivités devront surveiller de près : la possibilité, envisagée par Ursula von der Layen, d’aller piocher dans les programmes européens de cohésion « pour augmenter les dépenses en matière de défense » . Les programmes de cohésion, dont le Feder et le FSE, représentent quelque 380 milliards d’euros. La présidente de la Commission va « faire des propositions » pour que les États membres puisse utiliser une partie de cette manne pour leurs dépenses militaires. Ce qui interroge, là encore, puisque ces programmes ont pour mission, d’une part, de réduire les inégalités de développement entre les régions d’Europe, et, d’autre part, de soutenir des domaines tels que l’environnement, le numérique, l’emploi, la recherche, l’inclusion, la formation ou l’inclusion sociale.
La question du grand emprunt
Reste enfin la possibilité de mobiliser l’épargne populaire, sous une forme ou sous une autre. Ou bien en réorientant l’usage qui est actuellement fait de l’épargne, ou bien en lançant un emprunt national.
Pour ce qui est de la première option, elle serait envisagée par Bercy : il s’agirait de flécher une partie des plus de 600 milliards d’euros des Livret A et LDDS vers les dépenses militaires. Problème : aujourd’hui, l’argent placé sur le Livret A, collecté par la Caisse des dépôts, sert de fonds de roulement pour financer le logement social et la politique de la ville. Se servir d’une partie de ces fonds pour la Défense reviendrait donc à amputer de ses moyens le logement social… en pleine crise du logement.
Reste la deuxième option, celle d’un « emprunt national » ou « souscription nationale », comme l’a récemment évoqué le Premier ministre. Depuis la Première guerre mondiale, la solution de l’emprunt national (volontaire ou obligatoire) a été utilisée plusieurs fois pour lever rapidement des fonds. Mais elle a un inconvénient évident : comme l’a dit avec bon sens la semaine dernière la ministre chargée des Comptes publics, Amélie de Montachalin, « un emprunt, c’est de la dette. » Au moment où la dette publique de la France dépasse les 3 300 milliards d’euros, il n’est pas sûr que ce choix soit aussi aisé à faire qu’à d’autres périodes : pour mémoire, en 1993, lorsqu’Édouard Balladur avait lancé son grand emprunt, la dette de la France était de 515 milliards d’euros, soit 46 % du PIB… contre 112 % aujourd’hui.
Il faut attendre maintenant de savoir les réponses que le gouvernement va apporter à toutes ces questions. Une première viendra peut-être le 20 mars, date à laquelle le ministre de l’Économie et celui des Armées vont réunir « les acteurs financiers » et les industriels de la défense, pour faire une première revue des besoins et des moyens de les financer.
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