Arrêtés municipaux imposant le port du masque : ce que disent le ministère de l'Intérieur et la justice administrative
Alors que ces derniers jours, plusieurs communes ont décidé (ou au moins envisagé) de rendre obligatoire, par arrêté, le port du masque de protection, deux éléments sont venus s’ajouter au débat hier : d’une part la prise de position du ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, opposé à de tels arrêtés ; et d’autre part l’ordonnance du tribunal administratif de Pontoise, qui a suspendu le premier arrêté municipal pris dans ce domaine – celui du maire de Sceaux.
Prise de position du ministre de l’Intérieur
Seules deux communes ont, jusqu’à présent, pris formellement des arrêtés obligeant les administrés à porter un masque : Sceaux, dans les Hauts-de-Seine, et Royan, en Charente-Maritime. D’autres maires ont annoncé qu’ils réfléchissaient à faire de même, sous une forme ou sous une autre, lorsqu’ils auraient suffisamment de masques à mettre à la disposition des habitants – notamment Bordeaux, Nice et Cannes. Dans cette dernière commune notamment, le maire, Davis Lisnard, a mis à contribution les couturiers de la ville pour produire des masques « alternatifs » (non médicaux) aux normes Afnor. Ces masques sont actuellement produits au rythme de « 3 000 à 4 000 par jour ». Le maire expliquait hier dans la presse que si des instructions n’étaient pas prises au niveau national, il avait déjà « rédigé un arrêté » prêt à être promulgué « lorsque chacun aura son masque », imposant le port de celui-ci « dans les zones d’interaction sociale » (marchés, magasins…).
Mais hier, devant une mission d’information de l’Assemblée nationale consacrée à la gestion de l’épidémie, le ministre de l’Intérieur s’est clairement dit opposé à des arrêtés de ce type : « Les arrêtés qui prévoient le port du masque dans les communes (ont) une base juridique plus qu’incertaine. J’ai demandé aux préfets de prendre langue avec ces maires pour qu’ils retirent leurs arrêtés pendant toute la période du confinement, et que nous puissions, en fonction de la doctrine nationale qui sera mise en œuvre pour sortir du confinement le moment venu, travailler avec eux pour des adaptations locales si elles apparaissent nécessaires. »
Royan : le préfet rejette l’arrêté
A Royan, le préfet a rejeté l’arrêté pris par le maire, Patrick Marengo, estimant que le maire avait outrepassé ses pouvoirs. La décision du préfet fera sans doute beaucoup discuter les juristes, puisqu’il estime (selon les extraits de la décision publiée par France 3) que le maire n’a pas le droit d’aggraver les mesures prises par le préfet : le préfet agit en tant qu’autorité de police chargée de la police spéciale de lutte contre l’épidémie – elle-même détenue par le ministre de la Santé. « Le maire se trouve dessaisi de sa compétence de police générale dès lors qu’elle porte sur le même sujet que la police spéciale ».
Rappelons toutefois que le 27 mars, interrogée par Maire info, la magistrate Marie-Céline Lawrysz, conseillère justice du ministre de l’Intérieur, disait, peu ou prou, l’inverse : « Les pouvoirs de police spéciale [de lutte contre l’épidémie] sont au Premier ministre, au ministre de la Santé et, par habilitation, aux préfets. C’est donc en principe au préfet de prendre l’arrêté. Mais le pouvoir de police générale du maire peut parfaitement justifier qu’il prenne des mesures spécifiques sur sa commune. Nous sommes parfaitement conscients que c’est le maire qui connaît le mieux sa commune, mieux que le préfet, et que les circonstances locales sont connues avant tout par le maire. » Le Conseil d’État, quelques jours auparavant, ne disait pas autre chose : « Les maires, en vertu de leur pouvoir de police générale, ont l’obligation d’adopter, lorsque de telles mesures seraient nécessaires, des interdictions plus sévères lorsque les circonstances locales le justifient. »
Difficile de s’y retrouver donc entre ces visions contradictoires. La seule chose que l’on puisse rappeler, une fois encore, c’est que les maires ont grandement intérêt, avant de prendre tout arrêté, de se mettre en contact avec les préfets pour discuter, en amont, de l’opportunité et de la légalité de leurs décisions.
Sceaux : l’arrêté suspendu par la justice administrative
À Sceaux, c’est sur un autre terrain que s’est jouée la fin de partie pour l’arrêté municipal : c’est le tribunal administratif de Cergy-Pontoise qui a statué, saisi par la Ligue des droits de l’homme. L’arrêté du maire de Sceaux, Philippe Laurent, disposait qu’il était interdit « aux personnes de plus de 10 ans » de se déplacer sur l’espace public de la commune sans porter « un dispositif de protection buccal et nasal » – masque alternatif ou, à défaut, écharpe ou foulard. La Ligue des droits de l’homme avait attaqué cet arrêté en tant que « portant une atteinte grave et manifestement illégale à des libertés fondamentales » : liberté d’aller et venir, droit au respect de la vie privée, liberté du commerce et liberté personnelle. L’association estime en outre que cette décision a été prise par une autorité qui n’en a pas la compétence.
Dans une ordonnance longuement argumentée, le tribunal a donné raison à la Ligue des droits de l’homme. Plusieurs points sont à noter dans ce jugement.
D’abord, le tribunal admet que le préfet « et le maire » disposent « du pouvoir d’adopter des mesures plus contraignantes permettant d’assurer la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques, notamment en cas d’épidémie ». Ces mesures, ajoutent les magistrats, doivent être « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent ».
Et c’est là, selon le tribunal, que le bât blesse : le maire justifie son arrêté d’une part par les travaux de l’Académie de médecine, qui recommande le port d’un masque tant pendant le confinement que pendant la période de sortie du confinement. Il s’agit là de « considérations générales », estiment les juges, « dépourvus de tout retentissement local ». Il en ressort que l’obligation de porter un masque « ne saurait être regardée comme répondant à des risques de trouble à l’ordre public matériellement établis ».
Par ailleurs, le préfet des Hauts-de-Seine a déjà pris un arrêté, le 7 avril, « interdisant à tous les établissements de plein air d’accueillir du public », interdisant l’accès aux parcs et jardins de tout le département et aux cimetières, ainsi que l’exercice physique en extérieur entre 10 heures et 19 heures. Le maire de Sceaux, soulignent les magistrats, n’a pas apporté d’élément « justifiant de la nécessité de la mesure qu’il met en œuvre par rapport à celles initiées par le préfet ».
Ils rejettent aussi les arguments selon lesquels ces mesures aideraient à la sortie du confinement, « dès lors que de telles considérations concernent une situation future, laquelle n’est aucunement envisagée pour l’heure et qui ne saurait donc justifier une mesure applicable dès le 8 avril 2020 ».
Enfin, les juges se prononcent sur le fait que la mesure a pour but essentiel de « protéger les personnes âgées de la commune », obligées de faire leurs courses « dans l’unique rue piétonne où sont regroupés tous les commerces ». Mais il se trouve que la mairie de Sceaux a déjà pris des mesures énergiques pour permettre à ces personnes d’éviter les déplacements (« mise en place d’un service de courses livrées à domicile » ). Les juges laissent entendre que cet objectif de protection des personnes âgées aurait pu être atteint par « une mesure moins contraignante », telle qu’imposer le port du masque aux seules personnes âgées par exemple, ou « de leur réserver l’usage des commerces à certaines heures de la journée ».
Conclusion du tribunal : l’arrêté du maire n’est justifié par « aucun risque propre à la commune de Sceaux qui ne pourrait être surmonté que par sa seule mise en œuvre ». Il crée donc « une restriction nouvelle à la liberté individuelle », « manifestement illégale ». L’exécution de l’arrêté est donc « suspendue ».
Philippe Laurent a annoncé hier qu’il allait saisir le Conseil d’État pour contester la décision du tribunal.
Franck Lemarc
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