Affaire Le Pen : le Conseil supérieur de la magistrature appelle à « la mesure » et au respect de la séparation des pouvoirs
Par Franck Lemarc
Comme on pouvait s’y attendre, la séance de questions au gouvernement, hier, à l’Assemblée nationale, a été plus que houleuse. Au milieu des cris, des vociférations et des insultes, plusieurs députés ont notamment demandé au Premier ministre, François Bayrou, de s’expliquer sur les commentaires qu’il a faits vis-à-vis de la condamnation de Marine Le Pen.
« Indépendance de l’autorité judiciaire »
Dès lundi, la condamnation par le tribunal correctionnel de Paris de plusieurs membres du Rassemblement national, dont Marine Le Pen, à de lourdes peines, dont cinq ans d’inéligibilité pour cette dernière, les réactions – parfois violentes – ont fusé de toutes parts. Dans le monde politique, plusieurs personnalités, aussi bien à droite qu’à La France insoumise, ont émis des doutes non sur la question de la culpabilité des accusés, mais sur la peine d’inéligibilité avec « exécution provisoire », qui prend effet même si la personne condamnée fait appel.
Ainsi le candidat à la présidence des Républicains, Laurent Wauquiez, a-t-il jugé « pas sain dans une démocratie qu’une élue soit interdite de se présenter à une élection », tandis que le chef de file des eurodéputés LR, François-Xavier Bellamy, a parlé « d’un jour très sombre pour la démocratie française ». À gauche, un communiqué de La France insoumise salue la condamnation de Marine Le Pen pour « des faits particulièrement graves » mais rappelle l’opposition de ce parti au fait que « le recours soit impossible à un justiciable, quel qu’il soit ». Jean-Luc Mélenchon, sur les réseaux sociaux, a déclaré que « la décision de destituer un élu devrait revenir au peuple ».
La réaction la plus problématique est toutefois celle du Premier ministre, François Bayrou, même si elle n’a pas été officielle : son entourage a rapporté qu’il s’était dit « troublé » par cette condamnation – alors que les principes de la séparation des pouvoirs interdisent normalement à un membre de l’exécutif de commenter une décision de justice.
Fait rarissime, ces prises de position ont conduit, dès lundi soir, le Conseil supérieur de la magistrature à réagir. Rappelons que ce Conseil est chargé par l’article 64 de la Constitution « d'assister » le président de la République, lui-même « garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire » . On notera au passage un petit glissement du CSM qui, dans son communiqué, se définit directement comme « le garant constitutionnel » de l’indépendance de l’autorité judiciaire.
Le CSM ne publie quasiment jamais de communiqué de presse. Il a dérogé à la règle le 31 mars au soir « à la suite des réactions » au jugement rendu contre Marine Le Pen, pour « exprimer son inquiétude » face à ces réactions, qui sont « de nature à remettre en cause gravement l’indépendance de l’autorité judiciaire ». « Les prises de parole de responsables politiques sur le bien-fondé des poursuites ou de la condamnation (…) ne peuvent être acceptées dans une société démocratique », cingle le CSM, qui a appelé « à la mesure ».
Ce matin, en Conseil des ministres, le chef de l'État a, à son tour, rappelé que « la justice est indépendante » et que « les magistrats doivent être protégés ».
Menaces
Plus grave encore : dès le prononcé du jugement, certains partisans du RN se sont déchaînés sur les réseaux sociaux, allant jusqu’à menacer personnellement les magistrats en charge du dossier.
Il faut dire que Marine Le Pen elle-même s’est permise, sur TF1, de désigner directement la présidente du tribunal correctionnel de Paris, Bénédicte de Perthuis, en l’accusant « de rendre une décision politique pour (l’)empêcher de se présenter et d’être élue ». Le député RN André Rougé a déclaré dans la foulée que « Bénédicte de Perthuis aura des comptes à rendre à l’histoire de France ».
Sur les réseaux sociaux, des menaces beaucoup plus directes ont été proférées, obligeant le ministère de l’Intérieur à mettre la magistrate sous protection policière. Bruno Retailleau, le ministre de l’Intérieur, a qualifié ces menaces de « totalement inacceptables », et une enquête sur ces faits a été ouverte par la brigade de répression de la délinquance aux personnes.
Premier ministre et « citoyen »
Il était donc évident que ces événements allaient avoir un écho à l’Assemblée nationale, lors de la séance de questions au gouvernement. Cela n’a pas manqué.
Passons sur la diatribe du député RN Jean-Philippe Tanguy, qui n’a visiblement pas entendu les appels à « la mesure » du CSM, et n’a pas hésité à qualifier les juges de « tyrans qui exécutent l’État de droit en place publique ». Mais au-delà des questions, ce sont les réponses du gouvernement qui interrogent, sur la question de la séparation des pouvoirs.
Ainsi le Premier ministre, François Bayrou, interrogé sur le « trouble » qu’il a exprimé vis-à-vis de cette condamnation, s’est livré à un curieux exercice de contorsionnisme en exprimant à la tribune à la fois son point de vue de Premier ministre et de « citoyen ». En tant que Premier ministre, il a dit la nécessité « d’exprimer unanimement le soutien de tous aux magistrats ». Mais « en tant que citoyen », il a appelé à « s’interroger sur l’état de la loi », et rappelé que « comme citoyen » il a « toujours considéré » que l’exécution provisoire est « problématique ». De nombreux députés ont pourtant rappelé à François Bayrou qu’il ne s’exprimait pas à la tribune en tant que citoyen mais en tant que Premier ministre.
Autre réaction surprenante : celle du garde des Sceaux, Gérald Darmanin, qui a « souhaité, à titre personnel » que si Marine Le Pen fait appel de la décision du tribunal, « l’audience d’appel puisse être organisée dans le délai le plus raisonnable possible ». Il a néanmoins rappelé que la cour d’appel de Paris, « parfaitement indépendante », aura elle-même à fixer la date de cet appel.
Jugement en appel à l’été 2026
Cette déclaration ne met pas la cour d’appel dans une position très confortable, dans la mesure où elle risque d’être accusée d’avoir subi la pression de son ministre, même si ce n’est certainement pas le cas.
Hier soir, dans un communiqué, la cour d’appel de Paris a confirmé avoir reçu « trois appels » à l’encontre du jugement prononcé la veille et affirme, chose rare là encore, qu’elle compte se donner les moyens « d’examiner ce dossier dans des délais qui devraient permettre de rendre une décision à l’été 2026 ».
Ce délai est exceptionnellement court : dans d’autres procès similaires, il a plutôt fallu attendre deux ans, minimum, pour qu’une décision d’appel soit rendue. Cette décision est susceptible de redonner un peu d’espoir au Rassemblement national : une décision (favorable) rendue par la cour d’appel à l’été 2026 laisserait au parti le temps d’organiser une campagne de Marine Le Pen, ce qui n’aurait pas été le cas avec une décision rendue fin 2026 et début 2027.
Rien n’est toutefois joué : il faut encore que la cour d’appel ne confirme pas le jugement du tribunal correctionnel. C’est-à-dire qu’ou bien il relaxe la prévenue, ou bien, a minima, qu’il supprime la peine d’inélégibilité ; ou encore, qu’il supprime l’exécution provisoire, ce qui laisserait le temps à Marine Le Pen d’aller en cassation sans être empêchée de se présenter à l’élection présidentielle.
Ce long feuilleton est donc loin d’être fini – d’autant que la cheffe de file de l’extrême droite a également dit, hier, sa volonté d’aller vers le dépôt d’une question prioritaire de constitutionnalité, devant les Sages, pour contester la constitutionnalité de l’exécution provisoire, attentatoire selon elle à la liberté des électeurs.
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