Maire-info
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Édition du vendredi 24 janvier 2025
Fiscalité

« Gérer mes biens immobiliers » : les raisons d'un invraisemblable fiasco à 1,3 milliard d'euros

La Cour des comptes a publié hier un impitoyable rapport sur le dispositif « Gérer mes biens immobiliers », dont les dysfonctionnements auront coûté plus d'un milliard d'euros à l'État. Explications. 

Par Franck Lemarc

Au moment où le gouvernement a passé la semaine à sortir le rabot, au Sénat, pour tenter de faire des économies sur tous les budgets publics, c’est un rapport qui tombe particulièrement mal. La Cour des comptes dissèque les échecs de la campagne 2023 « Gérer mes biens immobiliers »  (GMBI) et révèle son coût faramineux pour les finances de l’État. 

Qu’est-ce que GMBI ?

Le service GMBI a été mis en place en 2021, à des fins de « modernisation »  et de « simplification »  de la déclaration des biens immobiliers de propriétaires. Ce dispositif, entièrement dématérialisé, consiste à demander aux propriétaires eux-mêmes de vérifier et éventuellement corriger les données saisies par l’administration fiscale, en répondant à un certain nombre de questions : occupent-ils le bien, l’ont-ils mis en location, est-il vacant, s’agit-il d’une résidence principale ou secondaire, etc. À partir de ces renseignements, l’administration devait pouvoir établir de façon fiable le rôle des différentes taxes (taxe sur les logements vacants, TH sur les résidences secondaires ou TH sur les logements vacants). Autre bénéfice attendu de ce système : pouvoir disposer de données actualisées pour engager la révision des valeurs locatives. 

Sur le papier, donc, l’idée ne semblait pas mauvaise. Sauf que, détaille longuement la Cour des comptes, rien ne s’est passé comme prévu, de la gestation du projet jusqu’à la campagne déclarative du printemps 2023. 

Explosion des coûts

Les magistrats financiers commencent par décrire les conditions chaotiques dans lesquelles le dispositif a été construit, entre 2018 et 2023, marquées par « un pilotage et une gouvernance défaillants » : « Manque de portage du projet par la direction générale », « pratique insuffisante de la gestion de projet », « phase de tests défaillante » … La réalisation du projet aura finalement coûté entre trois et cinq fois plus que ce qui avait été budgété, notamment du fait d’un recours presque total à de « coûteux prestataires externes ». Au final, la réalisation du projet coûtera à l’État quelque 37 millions d’euros. 

Mais c’est loin d’être le pire, et ces dépassements de coûts apparaissent dérisoires à côté de ce que coûteront les dysfonctionnements du système à partir de 2023.

« Chaos » 

La Cour des comptes est lapidaire : « La campagne 2023 s’est très mal déroulée et la prise de conscience des difficultés a été tardive ». 

Manque de formation des agents de la DGFiP, calendrier mal calibré, insuffisance des moyens dédiés à l’accompagnement des usagers, communication étique, sont quelques-uns des problèmes qui ont rendu la campagne de déclaration « chaotique », pour reprendre les mots de la Cour des comptes. Mais surtout, c’est la non-prise en compte par la DGFiP des difficultés de nombreux usagers avec l’outil informatique qui a produit d’innombrables dysfonctionnements, dans la mesure où le dispositif était dématérialisé à 100 %, sans aucun formulaire papier prévu pour les personnes ayant des difficultés avec internet. Alors que – comme les syndicats en avaient averti la DGFiP très en amont – la moyenne d’âge des propriétaires est nettement plus élevée que celle des locataires, et donc que le public visé par cette campagne compterait forcément une importante proportion de personnes dans l’incapacité de remplir un formulaire sur internet. 

Les organisations syndicales de l’administration fiscale ont d’ailleurs toujours été convaincues que ce projet avait avant tout pour but de reporter sur les usagers une partie du travail des agents – suite logique de la fermeture d’innombrables centres locaux des Finances publiques. Dès avant le lancement de la campagne, la CGT avait d’ailleurs renommé le GMBI « Gérer Moi-même le Bazar des Impôts ». 

Lorsque la campagne est lancée, avec une échéance pour rendre sa déclaration au 30 juin 2023, une partie des propriétaires n’est pas au courant de cette obligation nouvelle, faute d’une communication suffisante. D’autres ne comprennent pas ce qui leur est demandé, d’autres encore sont dans l’incapacité de remplir le formulaire, tout simplement parce qu’ils n’ont pas internet ou ne savent pas s’en servir. Faute de réponses suffisantes, l’administration fiscale sera obligée de reporter l’échéance plusieurs fois, puis de recruter en catastrophe des dizaines de contractuels pour faire face aux innombrables réclamations et demandes d’assistance – alors que les standards et les sites d’assistance de la DGFiP sont totalement saturés par les appels. L’administration sera finalement obligée de publier en urgence un formulaire Cerfa papier pour permettre aux propriétaires les plus en difficulté avec l’informatique de remplir leurs obligations. 

Parmi les très nombreux exemples de ce désastreux alliage d’impréparation et de volonté de faire des économies à tout prix, on peut citer celui-ci, largement détaillé par la Cour des comptes : pendant toute la préparation de la campagne, la DGFiP a fait le choix de ne pas envoyer de courrier papier aux assujettis, pour « réduire les frais d’affranchissement ». Elle n’a donc communiqué sur les nouvelles obligations que par mail ou messages sur le site impôts.gouv.fr. Se rendant compte tardivement du fait que ces mails et messages n’atteignaient pas une partie des usagers, la DGFiP a finalement envoyé un courrier papier … le 16 juin 2023, soit à 15 jours de la date-butoir, ce qui a entraîné une saturation immédiate des services sollicités par des usagers en panique. 

Entre le fait que l’application informatique elle-même était « non mature », comme dit la Cour des comptes, et le fait que le public visé risquait, pour partie, d’être handicapé par une procédure entièrement dématérialisée, le fiasco était inévitable. Et la direction de la DGFiP ne pouvait pas l’ignorer, affirme la Cour des comptes : « Les syndicats avaient alerté à de nombreuses reprises sur cette difficulté en amont, sans que ces alertes n’aient été prises en compte par la DGFiP. » 

1,3 milliard d’euros de dégrèvements

Résultat inévitable : les « défaillances »  et les incompréhensions des propriétaires ont conduit à de très nombreuses erreurs dans les avis envoyés à ceux-ci, dont la plus ahurissante est l’envoi d’une quinzaine de milliers d’avis de taxe d’habitation sur les résidences secondaires… à des enfants mineurs. Au-delà, plus de 900 000 personnes ont été indûment taxées au titre de la résidence secondaire alors que leur bien était une résidence principale. Plus de 220 000 personnes ont dû payer une taxe sur les logements vacants alors que le logement ne l’était pas. 

Ces taxes indûment perçues représentent un total de 1,306 milliard d’euros, qui ont été reversés par l’État aux collectivités locales concernées en décembre 2023. Mais une fois les contentieux aboutis, il a fallu dégréver les contribuables. Et le Code des impôts est formel : les dégrèvements sont à la charge de l’État. C’est donc l’État qui a dû rembourser la somme aux propriétaires. « Une perte considérable, écrit la Cour des comptes, qui représente 34 % du produit des trois taxes concernées au titre de 2023 »  – perte dont la DGFiP aurait « utilement »  pu signaler l’ampleur aux ministres concernés au cours de l’année 2023, taclent au passage les magistrats. 

Les limites de la dématérialisation

Sur un point particulier, qui concerne directement certaines collectivités, la Cour des comptes relève un autre dysfonctionnement sérieux. C’est celui des « propriétaires de plus de 200 biens », essentiellement des personnes morales – collectivités ou bailleurs. Ces multi-propriétaires devaient remettre leur déclaration via « un mode opératoire spécifique par dépôt de fichier ». Ce fichier était complexe à remplir, notamment parce qu’il devait inclure la date et le lieu de naissance de chaque occupant ! Résultat : au moment de l’échéance du 30 juin 2023, moins d’un cinquième des assujettis avait rempli leurs obligations. 

La Cour des comptes attend maintenant de voir si les mesures correctives mises en place par la DGFiP auront produit leurs effets pour la campagne 2024, ce que « le niveau des dégrèvements au titre de cette année permettra d’apprécier ». 

On peut noter que si le coût pour l'Etat de ces dysfonctionnements a été précisément documenté par la Cour des comptes, personne ne sait - ni ne s'est apparamment posé la question - combien d'erreurs se sont faites au détriment des collectivités locales, car il n'y a pas de raison que ces erreurs ne se soient faites que dans un seul sens, et il y a probablement de nombreuses collectivités qui n'ont, de ce fait, pas touché des taxes auxquelles elles auraient dû avoir droit. 

Reste que cette affaire montre, une fois de plus, les limites de la dématérialisation totale, et comment la volonté de l’État d’économiser à tout prix sur les services publics finit par coûter cher. Elle illustre le basculement que fustigeait la Défenseure des droits dans son rapport de 2023 sur la dématérialisation : « C’est [maintenant] à l’usager de se former, de faire, d’être capable. Pour accéder à ses droits, il lui appartient de s’adapter aux conditions de l’administration. C’est un renversement historique d’un des trois principes du service public : l’adaptabilité – qui devient une qualité attendue de l’usager plutôt qu’une exigence qui incombe au service. » 

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