Le nombre de peines d'inéligibilité multiplié par 314 entre 2017 et 2024
Par Franck Lemarc
Contrôler l’inéligibilité des candidats a priori et non plus a posteriori. C’est l’objectif d’une proposition de loi sénatoriale, portée par Sophie Briante-Guillemont (sénatrice des Français de l’étranger, RDSE) et adoptée hier à l’unanimité par le Sénat, malgré un avis de « sagesse » du gouvernement, c’est-à-dire sans le soutien clair de celui-ci..
Répertoire national
Sans revenir sur les tenants et les aboutissants de cette proposition de loi (que le lecteur trouvera dans Maire info du 27 octobre dernier), rappelons qu’il s’agit d’éviter des situations telles que celle qui est survenue dans le Jura aux élections législatives de 2024, lorsqu’une élection a dû être annulée parce qu’il est apparu qu’un candidat RN, qui avait recueilli 32,8 % des voix, était en réalité sous curatelle, est n’avait donc pas le droit de se présenter.
Le raisonnement des sénateurs est assez simple : plutôt que de devoir annuler des élections, après coup, il serait préférable de pouvoir procéder à un contrôle a priori, au moment du dépôt des candidatures. Ce contrôle est bien sûr déjà possible : rien n’empêche les services des préfectures, en cas de doute, de demander au ministère de la Justice un extrait du bulletin n° 2 du casier judiciaire, où figurent les peines d’inéligibilité. Mais la Cour des comptes, il y a un an, avait relevé que cette vérification était à peu près impossible notamment lors les élections qui impliquent un très grand nombre de candidats, comme les municipales.
Suivant une préconisation de la Cour des comptes, la proposition de loi vise à créer un répertoire national des personnes inéligibles, à toutes les élections. Ce répertoire listerait les personnes condamnées définitivement à la perte de leur droit d’éligibilité par un tribunal pénal ou administratif ; celles dont l’inéligibilité a été décidée par le Conseil constitutionnel ; et enfin les personnes inéligibles du fait d’une tutelle ou d’une curatelle (majeurs protégés). Il ne serait accessible qu’aux services préfectoraux chargés d’enregistrer les candidatures, aux tribunaux et au Conseil constitutionnel.
Le gouvernement réservé
Si les sénateurs de tous les bancs se sont déclarés très favorables à ce texte – les amendements adoptés hier en séance sont pour l’essentiel techniques –, ce qui s’est traduit par une adoption à l’unanimité, le gouvernement s’est montré, lui, plus réservé. Sans s’opposer frontalement à la proposition, qu’elle a même jugée « pertinente et légitime », la ministre auprès du ministre de l’Intérieur, Marie-Pierre Vedrenne, n’a émis qu’un avis de « sagesse » et non un franc soutien au texte. Elle a en effet estimé que cette procédure allait se révéler complexe à mettre en œuvre sur le plan technique et donc… coûteuse. Pour un bénéfice qu’elle juge peut-être insuffisant, dans la mesure, a-t-elle rappelé, où les problèmes sont tout de même relativement rares : « Lors des élections municipales de 2020, près de 62 000 candidatures ont fait l’objet d’une demande d'extrait du bulletin n° 2 du casier judiciaire. Un seul cas d’inéligibilité a alors été constaté. » Le répertoire national prévu par le texte supposerait « de lourdes interconnexions entre les ministères de l’Intérieur, de la Justice et le Conseil constitutionnel », a poursuivi la ministre, impliquant également d’importants « coûts de normalisation et de maintenance ».
Cet avis de « sagesse » du gouvernement a quelque peu heurté les sénateurs. Plusieurs d’entre eux ont pris la parole pour dire leur incompréhension face à ce manque de soutien : « Le Parlement fait le travail que devrait faire le ministère de l’Intérieur. Entendre cet avis de sagesse, c’est extrêmement décevant » , a estimé Marie-Pierre de La Gontrie.
Explosion des peines d’inéligibilité
Le débat, sur ce texte, notamment en commission des lois, a eu le mérite de mettre en lumière des chiffres intéressants sur les prononcés de peines d’inéligibilité, qui ne sont pas si insignifiants que le dit la ministre.
Le rapport de la commission des lois montre en effet que les évolutions législatives récentes ont fait littéralement exploser le prononcé des peines d’inéligibilité par les tribunaux. Alors qu’en 2017, une condamnation n’était assortie d’une mesure d’inéligibilité que dans une cinquantaine de cas par an, ce chiffre a bondi à presque 1 500 en 2020 et… 15 723 en 2024. Soit en multiplication par 314 en sept ans. C’est, d’après la commission des lois du Sénat, le résultat de la loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, qui prévoit le caractère obligatoire du prononcé de cette peine complémentaire d'inéligibilité pour toute personne coupable d’un certain nombre de délits (violences graves, agressions sexuelles, discrimination, escroquerie, abus de confiance, etc.).
Il y a donc un nombre de personnes frappées d’une telle peine qui se compte en milliers. À quoi il faut ajouter les majeurs protégés, qui étaient, en 2024, au nombre de 64 563 (29 725 sous tutelle et 34 838 sous curatelle).
Avec, donc, près de 80 000 personnes inéligibles en France, il ne paraît pas absurde de se pencher sur la question du contrôle a priori. Tellement pas absurde, même, que la commission rappelle que le ministre de l’Intérieur lui-même se prépare à donner des instructions en ce sens aux préfets à l’occasion des élections municipales de l’an prochain. On apprend ainsi, à la lecture du rapport de la commission, que le formulaire Cerfa de déclaration de candidature, actuellement en cours de finalisation, va pour la première comprendre un case exigeant que le candidat atteste sur l’honneur « ne pas faire l’objet d’une incapacité prévue par la loi » , avec le rappel de la sanction pénale associée.
Contrôles au-delà de la loi
Par ailleurs, toujours selon la commission des lois, qui a obtenu cette information du Bureau des élections du ministère de l’Intérieur, une prochaine circulaire va prier les préfets de contrôler les candidatures au-delà des préconisations de l’article L265 du Code électoral.
Explications : les articles L265 et L228 ne prévoient que deux conditions d’éligibilité pour les élections municipales : être majeur et être électeur de la commune ou inscrit au rôle des contributions directes de la commune. Pris à la lettre, ces articles du Code n’obligent donc pas les préfets à vérifier si le candidat est frappé d’une peine d’inéligibilité. Certains tribunaux administratifs, à la lumière de ces articles, ont jugé qu’un préfet n’avait pas le droit de refuser une candidature pour une personne inéligible… puisque ce critère ne figure pas au Code électoral.
Selon le Sénat, la circulaire à paraître va demander aux préfets de refuser systématiquement les candidatures s’il apparaît que le candidat est frappé d’une peine d’inéligibilité, quand bien même cela ne figure pas à l’article L265. (Ce qui n’empêchera pas le candidat, le cas échéant, de saisir le tribunal administratif, une circulaire ministérielle étant très en-dessous, dans la hiérarchie des normes, de la loi.)
Quoi qu’il en soit, l’application de cette directive reposera le problème de l’accès au casier judiciaire, la vérification étant de toute façon impossible, de façon systématique, pour les quelque 900 000 candidats aux élections municipales. Le débat, même s’il n’a aucune chance d’être tranché avec les élections municipales, reste ouvert.
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