Maire-info
Le quotidien d’information des élus locaux

Édition du mercredi 22 juin 2022
Laïcité

Burkini : le Conseil d'État confirme l'annulation de la « dérogation » décidée à Grenoble

Le Conseil d'État a rendu hier son jugement dans l'affaire du port du burkini dans les piscines municipales de Grenoble, et il a confirmé l'annulation de l'arrêté municipal contesté. Le premier déféré-laïcité jugé par le Conseil d'État donne donc raison à l'État contre le maire de la ville. 

Par Franck Lemarc

Maire info avait rendu compte, au lendemain de l’audience devant le Conseil d’État, des arguments des deux parties (lire Maire info du 15 juin). D’une part, les défenseurs de l’arrêté municipal autorisant de facto le burkini dans les piscines grenobloises, en permettant que des vêtements « non ajustés au corps, dès lors qu’ils ne dépassent pas la mi-cuisse », puissent être portés pendant la baignade. Et, d’autre part, ceux de la préfecture et du ministère de l’Intérieur, estimant que cette dérogation aux règles générales de sécurité et d’hygiène n’avait été prise que « pour satisfaire des motifs religieux ». 

Dérogation aux règles de sécurité

Rappelons que dans cette affaire, le tribunal administratif, dans son premier jugement (lire Maire info du 31 mai), avait déjà dû faire face à un dilemme compliqué : la neutralité du service public, on le sait, s’applique strictement aux agents publics mais en aucun cas aux usagers. Il n’est donc pas possible, en théorie, d’interdire à un usager du service public d’arborer des signes ostentatoires d’appartenance à une religion. Mais le tribunal administratif avait trouvé une faille : le règlement intérieur des piscines de Grenoble proscrit le port du short pendant la baignade, pour des motifs d’hygiène et de sécurité (les vêtements amples rendent plus difficile le « remorquage »  en cas de noyade) ; mais déroge à cette règle pour les robes portées « jusqu’à la mi-cuisse », ce qui est le cas, précisément, de la tenue dite « burkini ». L’article 10 du règlement des piscines de Grenoble dispose, précisément : « Les tenues non prévues pour un strict usage de la baignade (short, bermuda, sous-vêtements, etc.), les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain-short sont interdits. » 

Décision « dérogatoire et sans réelle justification » 

Le Conseil d’État, dans son ordonnance rappelle – comme cela avait été fait à l’audience – que le gestionnaire d’un service public peut « adapter »  le règlement d’un service public « à certaines spécificités du public concerné », y compris si ces spécificités « correspondent à des convictions religieuses ». En précisant clairement : il « peut »  le faire, mais n’y est nullement « tenu », pas plus que le public ne peut l’exiger. On est là dans le cadre de la jurisprudence « Chalon-sur-Saône », par laquelle le Conseil d’État avait jugé qu’un maire pouvait (et non devait) mettre en place des menus différenciés dans les cantines, pour permettre aux enfants de différentes obédiences religieuses de pouvoir manger.  

Mais, et c’est là le point principal de l’ordonnance, le Conseil d’État écrit : « Cependant, lorsqu’il prend en compte pour l’organisation du service public les convictions religieuses de certains usagers, le gestionnaire de ce service ne peut procéder à des adaptations qui porteraient atteinte à l’ordre public ou qui nuiraient au bon fonctionnement du service, notamment en ce que, par leur caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification, elles rendraient plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou se traduiraient par une rupture caractérisée de l’égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtraient l’obligation de neutralité du service public. » 

« Satisfaire une revendication de nature religieuse » 

C’est précisément ce qu’a fait la commune de Grenoble, soutient le Conseil d’État, en interdisant les tenues de bains « non ajustées au corps »  à l’exception des burkinis. Cette adaptation « doit être regardée comme ayant pour seul objet d’autoriser les costumes de bain dénommés ‘’burkinis’’ »  et cette dérogation, « très ciblée », « est destinée à satisfaire une revendication de nature religieuse ». Elle correspond donc « au souhait de la commune de satisfaire à une demande d’une catégorie d’usagers et non pas de tous les usagers ». 

La possibilité d’adaptation du règlement du service public pour tenir compte des convictions religieuses des usagers n’est donc pas, en soi, remise en question, mais en l’espèce, parce qu’elle est « très ciblée et fortement dérogatoire à la règle commune, (…) sans réelle justification de la différence de traitement qui en résulte », elle est « de nature à affecter tant le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et ainsi le bon fonctionnement du service public, que l’égalité de traitement des usagers. » 

Le Conseil d’État confirme donc la décision du préfet de l’Isère, puis du tribunal administratif de Grenoble, d’annuler l’article 10 du règlement intérieur des piscines de Grenoble. 

Il faut néanmoins préciser que cette décision est strictement adaptée à la situation particulière des piscines de Grenoble, et qu’elle ne constitue en rien une interdiction générale du port du burkini, notamment sur les plages – rappelons que le même Conseil d’État avait cassé, en 2016, les « arrêtés anti-burkinis »  pris par un certain nombre de maires. 

Reste à savoir ce qui va se passer maintenant. Certes, la mairie de Grenoble a « pris acte »  hier de la décision du Conseil d’État, mais, de fait – et les avocats défendant la décision du conseil municipal de Grenoble ne se sont pas privés de le dire à l’audience – il paraît possible à la commune de détourner assez facilement cette décision, en élargissant la dérogation aux autres catégories d’usagers. Comme l’avait lancé un des avocats pendant l’audience, « il n’y a donc qu’à autoriser les shorts [à la piscine], et tout ira bien ? ».

Sauf que cela signifierait de déroger à une règle générale d’hygiène et de sécurité pour permettre, là encore, à certaines catégories d’usagers de pouvoir porter des tenues à caractère religieux, ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes. L’affaire n’est certainement pas terminée. Il reste à savoir si le gouvernement ou le Parlement, comme l’ont réclamé hier encore plusieurs personnalités politiques, notamment LR, va décider ou non à l’avenir de statuer sur cette question dans la loi. 

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