Maire-info
Le quotidien d’information des élus locaux

Édition du vendredi 21 décembre 2018
Justice

Projet de loi justice : les professionnels de la justice en lutte contre les risques de « désertification judiciaire »

C'est un mouvement qui a été très largement éclipsé par celui des Gilets jaunes, mais il n'en est pas moins profond. Depuis des semaines, le monde de la justice est en vent debout contre le projet de loi Justice du gouvernement, actuellement en cours de discussion au Parlement : manifestations, journées de grève des avocats, tribunaux bloqués – les actions se succèdent contre un texte qui, de l'avis de nombreux professionnels, risque de dégrader le service public de la justice et de renforcer une forme de « désertification judiciaire ».
On parle souvent, par facilité, du mouvement des « robes noires », par symétrie avec l'expression « gilets jaunes ». Mais Sophie Challan Belval, avocate à Rouen et très impliquée dans le mouvement, nuance cette appellation : « Il ne faut pas penser que c'est uniquement un mouvement d'avocats : c'est un mouvement interprofessionnel, qui inclut aussi bien les avocats que les magistrats et les personnels de greffe ». Ce sont donc bien tous les « professionnels de la justice » qui sont profondément inquiets, et ce, ajoute Jérôme Gavaudan, président de la Conférence des bâtonniers, « quelles que soit leurs tendances politiques ».
Les raisons du rejet de ce texte par les professionnels de la justice sont nombreuses. « Ce que l'on critique, détaille Sophie Challan Belval, c'est qu'encore une fois on a une loi qui s'appuie sur une vision purement comptable, visant à réduire les coûts, et qui va au final réduire l'accès des justiciables à la justice. »
Premier écueil : le projet de loi instaurerait la dématérialisation de la saisine du juge pour les petits litiges. « Que fait-on des 11 % de Français qui, pour une raison ou une autre, n'utilisent pas internet ?, interroge Sophie Challan Belval. D'autant que ce sont en général les personnes les plus fragiles, c'est-à-dire celles qui ont le plus besoin d'être protégées par la justice ». Jérôme Gavaudan surenchérit : « Qui va se retrouver devoir installer, pour les personnes qui ne se servent pas d'internet, des points d'accès au droit ou des accès numériques publics ? Encore les maires ? ».
Un autre sujet de colère pour le monde judiciaire est l'instauration d'une procédure de conciliation obligatoire pour les contentieux de moins de 4 000 euros, conciliation qui se ferait non au tribunal mais… sur des plates-formes en ligne, payantes. Pire encore, explique Sophie Challan Belval : ces plates-formes sont entièrement robotisées, c'est-à-dire que c'est un algorithme qui donnera une réponse au demandeur ! Rien d'étonnant à ce que le président de la Conférence des bâtonniers parle d'une réforme « froide, désincarnée et inhumaine »â€¦

Le principe de « spécialisation »
Les adversaires de ce texte pointent aussi un risque bien réel d'éloignement de la justice par rapport au justiciable, voire, à terme, de fermeture de lieux de justice. Le texte prévoit la fusion des tribunaux d'instance et de grande instance pour créer ce que l'on appellerait des « tribunaux judiciaires ». Et de mettre en place une « spécialisation » des tribunaux. « Concrètement, explique Sophie Challan Belval, on dira que le divorce se traite dans telle ville, le surendettement dans telle autre ». « C'est tout l'inverse de ce qui a toujours prévalu jusqu'à présent, souligne Jérôme Gavaudan, à savoir le principe de plénitude de juridiction, qui permet notamment aux tribunaux d'instance d'être au plus près des justiciables pour tous les dossiers. Demain, si le projet de loi passe en l'état, on demandera aux personnes d'aller à l'autre bout du département pour tel ou tel contentieux. À terme, cela va vider de leur substance les petits tribunaux d'instance. L'État dira alors qu'ils ne sont plus rentables et les fermera, ce qui pourra se faire par décret, sans passer par la loi, et sans demander l'avis de personne, en particulier pas celui des maires. » Pour le président de la Conférence des bâtonniers, cette réforme est une « rupture d'égalité devant la justice », dans la mesure où certains citoyens, pour un litige donné, seront proches d'un tribunal apte à le traiter, et d'autres ne le seront plus.
Sophie Challan Belval ajoute que dans les futurs tribunaux judiciaires, les chefs de juridiction auront la possibilité de muter les personnels à leur guise, « tant à Rouen, tant au Havre, etc. ». « Même si les tribunaux ne ferment pas, dans un premier temps, les maires verront des personnels judiciaires ''désaffectés'' de leur commune pour aller dans d'autres. »
Sans compter que le projet de loi prévoit aussi une « expérimentation » des fusions de cours d'appels. « Ã€ un moment, le gouvernement voulait expérimenter sur cinq régions, souligne Jérôme Gavaudan. Nous avons réussi à faire baisser ce chiffre à deux. » Mais de toute façon, si l'expérimentation est jugée concluante par l'État, elle sera généralisée, ce qui impliquera mécaniquement une diminution du nombre de cours d'appel et donc un nouvel éloignement de la justice pour de nombreux justiciables. Sans compter que le texte prévoit aussi d'appliquer le principe de spécialisation aux cours d'appel.
Les travaux préparatoires de cette réforme ont été lancés il y a plus d'un an, « sans véritable concertation avec le monde de la justice », estiment les intéressés. Depuis, le texte fait la navette entre les deux chambres et les choses se présentent mal, puisque, si le Sénat avait apporté d'importants correctifs au texte, les députés viennent de rétablir la presque totalité des sujets qui fâchent. Le texte est donc en passe d'être adopté, contre l'avis de la grande majorité du monde judiciaire. Le président de la Conférence des bâtonniers appelle aujourd'hui les maires à se saisir aux aussi du sujet, dans la mesure où, explique-t-il, « même s'il ne s'agit pas de questions de vie ou de mort comme c'est le cas dans la santé, la désertification judiciaire ne vaut pas mieux que la désertification médicale ».
Franck Lemarc

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